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L’Utilité du latin aujourd’hui.

Avertissement

Le texte qu’on va lire est rédigé et développé d’après les notes ayant servi à une leçon inaugurale donnée aux élèves de la classe de troisième du petit séminaire Saint Pierre de Natitingou dans le Nord du Bénin, au début du mois d’octobre 2008. Il n’engage que son auteur.

Monseigneur Pascal N’Koué, évêque de Natitingou, a écrit qu’il avait lu ce texte « avec un réel plaisir » et a autorisé à faire état de cette approbation. Toutefois, les notes ont été ajoutées après sa lecture.

 

 

Vous vous demandez peut-être pourquoi vous devez étudier le latin.

N’est-ce pas une langue ancienne, qu’on appelle « morte » et qui n’est plus utilisée aujourd’hui ?

N’est-ce pas une survivance d’époques révolues ?

Bref, ne serait-ce pas du temps perdu ?

 

Pourtant, dans sa loi qu’on appelle le code de droit canon et dont la dernière édition est parue en 1983, l’Eglise demande que les futurs prêtres étudient le latin au point qu’ils puissent bien le maîtriser. (1)

Il y a donc des motifs religieux à l’étude du latin.

Mais on peut facilement se persuader qu’en gardant vivante la connaissance du latin, l’Eglise rend un service au monde, au-delà de son domaine spirituel propre.

Car l’abandon du latin dans les études secondaires a correspondu à un phénomène appelé ‘révolution culturelle’, d’inspiration marxiste, dont le principe de base est : « du passé faisons table rase ». L’idée en était que l’humanité est malheureuse à cause de mauvaises structures, d’abord économiques, mais aussi culturelles, et qu’en abolissant ces structures, on conduirait l’humanité au bonheur.

Mais il n’est pas bon pour l’homme d’être coupé de ses racines culturelles. Et partout où cette théorie de la révolution a été appliquée, la pauvreté matérielle et morale s’est développée, avec son cortège de maux psychologiques et spirituels.

Et l’on peut classer en trois chapitres les raisons qu’on a de cultiver la langue latine : des raisons historiques, des raisons littéraires, et des raisons spirituelles.

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Voyons donc tout d’abord les raisons historiques.

 

Un peuple génial

Le latin a été la langue d’un peuple génial, qui a profondément marqué l’histoire de l’humanité. Ne croyons donc pas que les Africains devraient être tellement mis à part de l’humanité qu’ils seraient étrangers à ce phénomène.

J’ai connu une dame dont l’histoire est intéressante à ce sujet. C’était une Française qui, devenue veuve, s’était mariée à un Italien. Or elle ne connaissait pas l’italien, et lui ne connaissait pas le français. C’est qu’ils étaient tous deux professeurs de latin, s’étaient rencontrés dans un colloque où tout le monde parlait latin, et n’avaient jamais parlé entre eux qu’en latin. A la mort de son second mari, elle s’est consacrée à sa petite revue nommée « Memento Audere Semper » (Souviens-toi d’oser toujours), qu’elle expédiait dans plusieurs dizaines de pays, jusqu’au Japon : même les Japonais s’intéressent au latin ! Alors pourquoi pas les Africains ? Ses correspondants lui envoyaient des articles en latin, et c’est pour elle que j’ai rédigé le petit texte « Paterculi pericula » - les aventures du Petit Père. (2)

Je voudrais vous persuader que l’histoire des Romains est aussi votre histoire. Pour cela je vais vous raconter deux anecdotes.

La première se passe en Israël. J’étais sur un bateau qui faisait escale à Eilat, sur la Mer Rouge. Nous avons pu faire une excursion à Jérusalem, et dans le bus au retour j’ai rappelé aux marins les étapes de l’histoire de l’Israël ancien, celui de la Bible. Nous avions avec nous une guide israélienne, une historienne spécialiste de la période asmonéenne, celle qui a duré environ un siècle, avant le contrôle de la Terre Sainte par les Romains. Elle n’en revenait pas que je connaisse si bien l’histoire de son pays. « Comment se fait-il que vous ne parliez pas l’hébreux, alors que vous savez tout ça ? » dit-elle.

C’est que l’histoire d’Israël, c’est notre histoire, à nous les chrétiens. Nous sommes les héritiers du peuple de l’Ancien Testament. En attendant d’être dans la patrie du ciel, nous pouvons considérer la Terre Sainte comme notre patrie sur la terre, au même titre que le pays qui nous a vu naître. Et il se trouve qu’à deux reprises, la Terre Sainte a été marquée par des gens utilisant le latin : dans l’Antiquité et au temps des croisades.

La seconde anecdote se passe à Dakar. A mon arrivée au Sénégal comme aumônier des militaires français qui y sont en garnison, je suis allé, comme on me l’avait recommandé, me présenter à deux autorités ecclésiastiques : le Cardinal Thiandoum et le Nonce apostolique. Celui-ci était un Italien. Dans la conversation, je ne me souviens plus comment, mais j’ai été amené à lui raconter brièvement la bataille du Métaure, qui s’est passée dans le Nord de son pays deux cents ans avant Jésus-Christ. Il était surpris que je puisse lui apprendre des détails de l’histoire de son propre pays.

Mais c’est tout simplement que l’histoire de l’Antiquité romaine, c’est l’histoire des Français. Ceux-ci en effet sont les héritiers des Gaulois qui ont beaucoup reçu grâce à la colonisation romaine. Et en apprenant l’histoire de l’empire romain, les Français deviennent capables de comprendre l’histoire du monde, car encore aujourd’hui il y a des conséquences de décisions qui ont été prises au temps de cet empire.

Par exemple, il y a eu à la fin de l’empire romain un partage entre l’Orient et l’Occident. De ce fait, les pays où les Orthodoxes sont majoritaires aujourd’hui sont issus de l’empire d’Orient, tandis que les pays d’Occident sont restés catholiques. Il peut être utile même à des Africains de savoir se situer dans le monde contemporain, grâce à l’étude de la langue des Romains.

Mais il y a un moment de l’histoire de l’Afrique Noire qui a été directement influencé par l’histoire romaine. Figurez-vous que tous ceux qui ont eu un rôle décisif dans la volonté des Européens de coloniser l’Afrique, au dix-neuvième siècle, avaient bien sûr fait des études secondaires. Or à cette époque on ne pouvait pas faire d’études un peu poussées sans apprendre le latin.

Et précisément un texte important pour les études de latin est la Guerre des Gaules, écrit par Jules César. Les uns avaient traduit le discours de ce général à Besançon, dans l’Est de la France. D’autres avaient travaillé la bataille de la Sambre, par laquelle César avait soumis la Belgique. Les autres encore avaient traduit le récit de la bataille navale qui avait vu la défaite des Vénètes, un peuple de l’Armorique, et ainsi de suite.

Or les historiens s’accordent à dire que la période romaine de la Gaule a été une bonne période. Les Romains ont apporté la généralisation des routes pavées, l’écriture, le droit écrit, la paix qui favorise le développement, entre autres choses. Donc ceux qui ont décidé la colonisation se disaient très vraisemblablement : « Ce que les Romains ont fait de bien chez nous, nous allons le faire en Afrique. » On ne peut pas écrire l’histoire de cette période sans se rappeler cela.

Bien sûr il vous appartient de faire le bilan de la colonisation. Le moment approche où on pourra le faire de façon objective, sans passion. Mais grâce à votre apprentissage du latin, vous pourrez apporter un point de vue original dans cette discussion. Par leurs liens avec l’Europe les Africains sont des héritiers de la civilisation romaine. Encore une fois, ce sera votre rôle d’en faire l’inventaire. Mais vous le ferez aussi justement que possible en connaissant pleinement ce dont il s’agit. (3)

Cependant la période latine de l’humanité ne se limite pas à l’Antiquité. Le latin a été la langue des moines, des prêtres et de tous les savants européens pendant mille ans encore après la fin de l’empire romain. Et un grand nombre de faits historiques s’explique ainsi. Il est donc indispensable à l’homme cultivé du vingt-et-unième siècle de connaître le latin.

 

Le propre du génie romain

Il peut être utile de rappeler quel a été le génie propre du peuple romain. Vous n’avez pas perdu votre temps en étudiant les mythes fondateurs de Rome. L’histoire de l’enlèvement des Sabines et l’épisode des Horaces et des Curiaces est révélateur de la façon dont les Romains considéraient les rapports entre les nations. Les premiers Romains, donc, n’ayant pas de femmes, ont enlevé des Sabines. Les Sabins voulurent se venger. Mais au moment de la bataille, les Sabines s’interposent : « Vous êtes nos pères et nos frères, mais eux sont nos maris ! » On s’entend alors pour que le sort des armes soit confié à trois champions de chaque camp. Trois frères les représentent de part et d’autre : les Horaces pour les Romains, les Curiaces pour les Sabins. Ceux-ci ont l’avantage : bientôt deux Horace gisent morts. Le troisième prend la fuite. Ses adversaires le poursuivent, mais, inégalement blessés, se distancent. Après une brusque volte-face, Horace les abat l’un après l’autre.

La leçon que retiendront les Romains est que l’avantage doit rester à Rome, mais de ceux qu’on a soumis on se fait en définitive des alliés. C’est ainsi qu’ils agiront désormais avec tous et cela explique l’échec d’Hannibal. Celui-ci comptait sans doute sur la défection des peuples italiens soumis à Rome. C’était dans la logique de Carthage.

Quel était donc le mythe fondateur de Carthage ? La reine Didon et ses Phéniciens, fuyant le Liban, arrive en vue des côtes d’Afrique. Elle demande au roi de ce pays du terrain pour fonder un comptoir. « Je ne vous donnerai de terrain que ce que peut délimiter une peau de taureau », répond celui-ci, autant dire rien. Mais les rusés commerçants du Levant découpent une fine lanière dans la peau d’un animal et en tracent une bonne circonférence, à l’intérieur de laquelle ils s’installent. Carthage est née, et aussi sa conception du rapport entre les peuples : les partenaires sont bons à être roulés. L’armée d’Hannibal comporte quelques officiers carthaginois, mais pour le reste elle est un ramassis de mercenaires d’inégale valeur : Numides farouches, Espagnols aguerris, Gaulois peu motivés. Mais quand le consul Néron remonte à marche forcée des rives du golfe de Tarente vers le Métaure pour la bataille décisive, les jeunes Italiens s’engagent avec enthousiasme pour participer à la victoire romaine.

Revenons à la fondation de Rome. Au delà de la légende, il reste que Rome fut fondée comme un marché au carrefour de la route du sel – la via salaria – qui suivant le cours du Tibre permettait d’apporter à l’intérieur des terres le sel et le poisson en échange des produits de la montagne, et de la route longeant la côte et qui coupait le Tibre en deux petits ponts plus faciles à construire à cette époque qu’un seul grand. Ces ponts étaient tellement vitaux pour Rome que son clergé comportait des « pontifices », des faiseurs de pont, en plus des flamines pour les cultes des divinités issues de la préhistoire.

Dans ce marché se rencontraient les Sabins, peuple des collines, et des Latins, peuple de la plaine côtière. Il s’entendirent pour l’entretien des ponts et de la citadelle fondée par Romulus sur la colline escarpée du Capitole, d’où on contrôlait les environs. Il en résulta une conséquence importante : pour la pensée politique latine la communauté humaine est une ‘societas’, une association de contractants. (4)

L’avantage est qu’avec leur conception des rapports entre les nations et cette idée de la société, les Romains vont avoir une bonne philosophie du droit : tous – personnes et nations – ont des droits. Ce qui renforce cette disposition est l’épisode de la sécession du peuple. Celui-ci, lassé de voir, guerre après guerre, les riches toujours plus riches sans que lui-même en profite suffisamment, se retira dans la montagne où ils se mit à camper. Tout le monde allait en pâtir. Le Sénat dépêcha un habile orateur qui fit valoir qu’une société est organisée comme le corps humain. Tous les membres travaillent pour l’estomac, mais celui-ci travaille pour tous. Le peuple rentra à Rome après avoir obtenu des garanties. Notamment il fut décidé que les lois seraient gravées sur douze tables de pierre et affichées en un lieu public.

L’Eglise bénéficia de cet apport culturel. Elle reconnut que la jouissance de certains droits est une condition nécessaire au libre accès à Dieu. Elle renforça ainsi la philosophie du droit en y ajoutant des considérations théologiques : les droits de l’homme tiennent à ce que celui-ci a besoin que certaines conditions soient remplies pour aller librement vers Dieu ; or c’est un commandement que d’aimer le Seigneur, donc les hommes ont droit à ce que ces conditions soient remplies dans toute la mesure où la communauté peut les fournir. La société médiévale fut profondément chrétienne à ce point de vue et, par exemple, la relative solidité du royaume franc de Jérusalem était due en partie au fait que les paysans musulmans avaient plus de droits par rapport aux seigneurs croisés qu’ils n’en avaient auparavant par rapport à leurs maîtres musulmans !

Mais cette doctrine romaine de la société a aussi ses limites, qu’une culture authentiquement chrétienne ne peut ignorer. En effet, si l’on considère que toute communauté humaine naît d’un contrat, comme le mot de société le suggère, on en vient à imaginer que la société est construite uniquement par l’homme et que celui-ci peut la façonner entièrement à sa guise. Le philosophe genevois Jean-Jacques Rousseau est l’exemple le plus remarquable de cette théorie. Et nous retrouvons là ce que nous évoquions en introduction : la révolution moderne vise à produire un homme débarrassé des structures reçues.

Or c’est faux. La communauté n’est pas construite à la guise de chacun : elle est donnée à l’individu, puisqu’il naît dans une famille. Au commencement, Dieu créa l’homme à son image, homme et femme Il les créa (5) : Il n’a donc pas créé l’homme comme un ‘animal social’, mais comme un être spirituel et familial. La société n’est qu’un aspect de la communauté. Celle-ci transcende de loin son cadre juridique et institutionnel. Elle doit donc s’efforcer de respecter la famille. Et toute association entre des personnes, pour être juste et procurer du bonheur, doit ressembler à une famille autant que son objet propre le lui permet.

L’étude de la civilisation latine vous arme par conséquent pour vous y retrouver dans la culture occidentale et donc en vous habituant à évangéliser la culture, elle vous aidera à faire produire à vos traditions le meilleur de leurs potentialités.

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Venons-en maintenant aux raisons littéraires de l’étude du latin.

 

Eloge des Lettres

 

Peut-être rencontrerez-vous des gens qui vous demanderont pourquoi être littéraire aujourd’hui. Est-ce que les mathématiques et les sciences qui les utilisent ne sont pas plus importantes ? Les avancées techniques n’ont-elles pas relégué les Lettres au second plan ? Et même, le gouvernement des hommes à notre époque, dit-on, doit se faire sur des critères exclusivement techniques, objectifs, à l’aide d’analyses statistiques, de comptes économiques, de prévisions chiffrées. Beaucoup de médecins même pensent devoir uniquement à l’analyse numérique la sûreté de leurs diagnostics, alors que, pourtant, l’approche asiatique nous apprend à considérer tout l’être humain dans sa complexité psychosomatique.

Tout cela est vrai, mais en partie seulement. La culture moderne repose entièrement sur le nombre, mais vous remarquerez que personne ou presque ne se soucie de réfléchir philosophiquement sur ce qu’est un nombre. Par conséquent la science moderne est comme une statue géante aux pieds d’argile : on l’utilise sans savoir ce qu’elle est véritablement, puisqu’on ignore ce qu’est son fondement qui est le nombre.

Alors vous, les littéraires, vous pourrez interpeller ceux qui dirigent le monde de façon purement technique. Vous pourrez leur faire remarquer que le nombre est un instrument de mesure qui se trouve dans la pensée. On note parfois que la mathématique est la seule science qui n’a pas besoin de la moindre connaissance du monde extérieur. En tout cas la science étant basée sur un instrument de mesure peut expliquer seulement ce qui se mesure. Elle ne peut rien expliquer d’autre que la matière.

Donc en diffusant une culture uniquement mathématique, on fabrique des matérialistes. Avez-vous remarqué qu’on ne peut pas réfléchir sans utiliser de mots ? Par conséquent, ceux qui ont un vocabulaire scientifique développé, sans avoir en nombre égal les mots pour penser à ce qui ne se mesure pas, risquent d’être incapables d’une pensée sur autre chose que les réalités matérielles.

Quelles sont donc les réalités qui ne se mesurent pas ? Il y a par exemple les sentiments, ou la morale, et bien sûr la religion. En bref, tout ce qui fait la différence entre l’homme et l’animal échappe à la science telle qu’elle est pratiquée en Occident. C’est pourquoi l’Occident sombre dans la barbarie morale, la décadence culturelle et l’anémie spirituelle.

Et ce qui est grave, c’est que l’Occident répand son modèle partout dans le monde. Au besoin il le fait par les armes. Il n’est pas faux de considérer que l’Occident se comporte par rapport à la démocratie comme se comportait par rapport à son idéologie l’empire soviétique déclinant : pour les dirigeants russes des années 1980, le communisme n’était plus qu’un article d’exportation, pas un produit de consommation intérieure. Il en est de même en Occident : la démocratie y est morte, les dirigeants affichent leur mépris de la volonté populaire, mais ils font la guerre un peu partout sous prétexte d'établir la démocratie ailleurs.

Comprenons-nous bien. La démocratie consiste en la recherche du bien du peuple, en associant le peuple lui-même à cette recherche. Elle est bonne s’il s’agit de donner la parole à chacun dans le domaine où il est compétent et à condition que celui qui vote puisse constater lui-même les conséquences de ses choix. Mais si l’on fait s’exprimer les gens sur des questions qui les dépassent, on les abêtit et, pire, on les fait s’enorgueillir. Or ce qui est grave, c’est qu’on prétend faire décider par des votes ce qui est bien ou ce qui est mal. Mais nous savons que le bien est ce qui est conforme à la nature de l’homme et à sa finalité qui est l’union à Dieu. Cela ne peut être décidé selon les caprices des manipulateurs d’opinion.

En bref, en vous enseignant le latin, je vous vaccine contre les défauts courants chez beaucoup de dirigeants de mon pays. Etudiez bien les mathématiques : elles sont indispensables et extrêmement bénéfiques. Mais je suis persuadé que les meilleurs mathématiciens, et ceux qui sont les plus utiles, sont ceux qui ont aussi une culture littéraire développée. Prenez par exemple le philosophe et mathématicien Pascal, contemporain de Descartes, mais bien meilleur penseur que lui : fort de ses connaissances en physique, il a inventé la brouette, pour soulager le travail de son jardinier ! Et vous, dans vos travaux manuels, quatre siècles plus tard, vous bénéficiez de son invention…

Bref, l’étude des lettres, et spécialement des lettres classiques, fera de vous des hommes utiles à votre pays, en vous aidant à rappeler ce qui est vraiment important pour l’homme, qui n’est pas une machine qu’il suffirait de mesurer et de régler.

 

Connaissance du français et des langues romanes

En devenant des littéraires par l’étude du latin, vous apprendrez à mieux maîtriser le français. Pas seulement parce qu’il dérive du latin, comme toutes les langues dites « romanes » : en fait le français, l’italien, l’espagnol, le roumain, le portugais et le romanche ne viennent pas directement du latin, mais d’une langue intermédiaire qu’on appelle le roman et qui était parlée dans l’empire d’Occident à partir du quatrième siècle.

Voici un exemple pour vous aider à comprendre pourquoi on parle de ‘langues romanes’. Vous savez qu’en latin, le futur se construit en changeant simplement la terminaison (‘amabo’). Mais dans toutes les langues romanes, le futur se construit en prenant l’infinitif et en y rajoutant le verbe ‘avoir’, mis au présent et à la personne voulue. Ainsi ‘je chanterai » se décompose en l’infinitif ‘chanter’ suivi de la première personne du singulier de l’indicatif présent du verbe avoir (‘j’ai’).

Le plus ancien témoignage de futur construit à la façon du roman plutôt que du latin remonte à une entrevue diplomatique entre un empereur romain et son homologue perse. Ils se rencontraient pour parler d’une province frontière que les deux empires revendiquaient. Le Perse ne voulut rien savoir. Le Romain, furieux, quitta la négociation en s’écriant : « dare habes ! » - tu la donneras (‘donner’ suivi de ‘as’). Et il y eut une guerre…

Le latin vous aidera à maîtriser le français parce que l’immense majorité de ceux qui ont appris à lire et à écrire en France jusqu’au dix-huitième siècle l’ont fait en latin et non pas en français. Cela vous explique que le vocabulaire du calcul et de la grammaire soit transcrit directement du latin (pensez à ‘bissectrice’ ou à ‘médiatrice’, à ‘conjonction’ ou à ‘subjonctif’…) Jusqu’au dix-septième siècle inclusivement, tout l’enseignement universitaire était en latin, et ce dans toute l’Europe. Par conséquent la plupart des auteurs classiques français pensaient aussi bien en latin qu’en français en rédigeant leurs œuvres. Et c’est la concision et la précision du latin qui a donné à leurs œuvres la profondeur et la rigueur de leur analyse des sentiments, comme il structure la pensée de tous ceux qui l’étudient.

Et c’est vrai pour le style et la grammaire comme pour le vocabulaire : les mots français dérivent du latin de deux façons, l’une dite populaire, l’autre dite savante. Prenez le mot latin ‘potio’ : il a donné ‘boisson’ par dérivation populaire. Mais il a donné aussi ‘potion’ par dérivation savante. Une potion est une boisson qui a des propriétés particulières, notamment médicinales. Les médecins, qui avaient fait leurs études en latin, utilisaient en français des mots décalqués sur les mots latins.

Ce qui est vrai pour le vocabulaire de la médecine est vrai aussi pour le droit. Comme longtemps la justice a été rendue en latin, en partie selon les lois héritées de l’empire romain, tout le vocabulaire juridique dérive directement du latin. J’ai un ancien élève du Congo qui étudie le droit au Canada en ce moment. Je suis certain que mes cours de latin l’aident dans ses études. En tout cas il a laissé récemment un commentaire sur mon blog, où il dit qu’il a gardé un bon souvenir de mes cours. Vous pensez si cela m’encourage au moment où je commence à m’adresser à vous !

 

Connaissance des langues indo-européennes

Au delà des langues romanes, on peut dire que toutes les langues indo-européennes d’Occident ont été marquées par le latin des abbayes et des universités. Que sont donc les langues indo-européennes ? Voici l’exemple qu’on m’a donné pour me l’expliquer. On remarque d’abord que les deux mots ‘huit’ et ‘nuit’ se ressemblent alors que leurs significations n’ont aucun rapport. Puis on voit que les mots correspondant en italien se ressemblent aussi : ‘otto’ et ‘notte’. Vous allez me répondre, en bons latinistes que vous êtes, que cette similitude entre le français et l’italien n’a rien de surprenant, puisque ces langues dérivent toutes deux d’une même langue, le latin, où nous avons les mots ‘octo’ et ‘noctem’. (Je dis ‘noctem’, à l’accusatif, car ce cas est plus fréquent que le nominatif, ce qui explique que notre vocabulaire en dérive le plus souvent.)

Soit. Mais alors, comment expliquer que dans des langues comme l’allemand ou l’anglais, que vous apprenez aussi, les mots correspondant se ressemblent également : ‘acht’ et ‘nacht’, ou ‘eight’ et ‘night’ ? On l’expliquera ainsi : de même que la ressemblance entre le français et l’italien se comprend par une langue originelle commune, ainsi on doit supposer l’existence d’une langue originelle commune au latin et au germanique.

Figurez-vous qu’il y a en vieux latin un mot un peu oublié aujourd’hui et qui est ‘erus’, qu’on écrit aussi ‘herus’. Il signifie ‘le seigneur’. Pourquoi a-t-il été oublié ? C’est parce que le vocabulaire politique latin vient de l’étrusque. En effet les premiers rois de Rome étaient des Etrusques, et cette domination a favorisé dans la civilisation romaine le respect de la famille. Donc logiquement le mot étrusque à trois syllabes ‘dominus’ a supplanté le mot latin ‘erus’ à deux syllabes, comme le mot étrusque ‘populus’ a lui aussi pratiquement supplanté le mot ‘plebem’ dans les utilisations juridiques. Vous les germanistes, vous avez très certainement compris où je veux en venir : ‘herus’ ne ressemble pas pour rien au mot allemand ‘Herr’, qui a le même sens, qui a donné en français le mot ‘héritier’ et qui fait penser au mot grec dont vient le français ‘héros’.

Mais pour en finir avec ce sujet, vous voyez que la maîtrise du latin vous donne la clé non seulement de la plupart des langues européennes, mais qu’en plus elle vous rapproche des langues de l’Inde ou de la Perse, qui elles aussi présentent des similitudes avec toutes les langues dites pour cette raison ‘indo-européennes’. Cela donnerait presque le vertige de penser qu’un petit peuple, il y a peut-être cinq mille ans, a élaboré une langue qui influence aujourd’hui la pensée de milliards d’hommes. Dans un monde sans littéraire, on serait incapable de remonter ainsi aux origines de nos civilisations.

Mais revenons à des choses plus immédiatement utiles. Votre maîtrise du latin vous permettra de comprendre facilement certaines particularités des langues appelées vivantes que vous étudiez. Prenez par exemple le mot anglais ‘actually’ : vous savez qu’on le classe parmi les ‘faux amis’, ceux qui ressemblent à des mots français sans en avoir le sens. ‘Actually’ ne signifie pas ‘actuellement’, mais ‘réellement’. Pourquoi cela ? Parce qu’il vient du latin des philosophes du Moyen-Âge. Pour ceux-ci, le mot ‘actus’ signifiait en effet la réalité dans sa plénitude, la réalité dans sa perfection propre. Ainsi votre étude du latin vous ouvrira les portes de l’étude de la philosophie, et vous verrez aussi que les philosophes allemands de la période moderne hésitent toujours entre les concepts de leur langue et ceux de la philosophie médiévale qui s’élaborait en latin.

A propos de philosophie, je voudrais souligner la grande similitude entre le latin et le grec ancien. Celui-ci est extrêmement utile pour étudier Platon et Aristote, qui ont influencé les penseurs du Moyen-Âge. Vous n’aurez pas grande difficulté à assimiler le grec si vous maîtrisez le latin.

 

 

Un patrimoine de l’humanité

Mais revenons-en aux rapports entre le français et le latin. On peut remarquer aujourd’hui que dans une population francophone il faut une bonne proportion de latinistes si l’on veut éviter la créolisation. On appelle ‘créole’ la langue dérivée du français et parlée dans des îles comme la Réunion dans l’Océan Indien ou comme les Antilles. Bien sûr, le créole a l’avantage de permettre à ces populations originales d’exprimer ce qui les caractérise le mieux. Mais le résultat de la créolisation, c’est que les créoles ne comprennent plus le français, comme en Haïti, où les habitants doivent apprendre le français à grands frais à l’école.

Pourtant c’est une force du français d’être unifié, ou plutôt d’être resté ‘un’. Figurez-vous que les évêques du monde entier ont voulu, il y a quelques années, rédiger un catéchisme pour toute l’Eglise catholique. Au concile Vatican II, vers 1960, les évêques avaient parlé latin. Mais leurs successeurs de 1990 se sentaient incapables de travailler dans notre langue ! Pensez-vous qu’ils aient choisi comme langue de travail la langue la plus répandue au monde, l’anglais ? Ou bien la langue la plus parlée parmi les catholiques, l’espagnol ? Non, ils ont choisi le français. Car le français parlé à Paris est le même que celui parlé à Nouméa ou Pointe à Pitre, que celui parlé à Bruxelles, Genève ou Montréal, ou que celui parlé à Dakar, Cotonou ou Kinshasa. Et ce français est pratiquement le même que celui des auteurs d’il y a plusieurs siècles, comme Montaigne ou Ronsard, Corneille, Racine ou Bossuet. Les évêques pouvaient donc travailler en toute sécurité, sans risque d’interprétations divergentes. Mais je vous rassure : le latin reste indispensable, et le catéchisme a ensuite été traduit en latin, et c’est le texte latin qui est le texte officiel de référence !

Voilà pourquoi la langue française est considérée comme appartenant au patrimoine de l’humanité. Dans les années 1970, le roi du Maroc est venu en visite officielle en France. Il a fait une déclaration remarquée, dans laquelle il remerciait la France qui lui envoyait des coopérants, mais il déplorait que la plupart de ceux-ci ignorent certaines règles élémentaires de grammaire française. Il disait que les Français n’ont pas le droit de laisser dépérir leur langue, qui ne leur appartient plus, mais qui appartient à l’humanité.

Cette permanence du français à travers le temps et l’espace, qui explique son rôle actuel pour la culture mondiale (ce n’est pas pour rien que le siège de l’UNESCO est à Paris – organisation des Nations Unies pour la science et la culture), est généralement attribuée à l’académie française. Cette célèbre institution, depuis le temps de Louis XIV, édicte les règles selon lesquelles on doit parler et écrire le français. Mais si ce travail de l’académie a été fructueux, c’est en fait, très certainement, parce que le français est comme ‘adossé’ au latin qui lui sert de référence. D’ailleurs bien souvent, pour trancher les discussions sur les usages du français, on se réfère aux règles du latin.

Alors maintenant, je vous demande si vous ne pensez pas qu’il serait bon que le travail qui a été fait sur les langues indo-européennes soit fait également à propos des langues africaines. J’en suis persuadé. Et je suis persuadé qu’en tentant de vous faire partager mon amour pour les lettres latines, je travaille en fait à vous faire aimer non seulement le latin, mais bien toutes les langues qui se présenteront à vous. Peut-être que certains d’entre vous rejoindront les hommes qui démêlent les rapports entre les langues africaines, qui mettent en valeur leurs structures et leurs originalités, pour leur faire apporter à toute l’humanité ce qu’elles peuvent lui donner.

Peut-être serez-vous tous de grands savants, et qu’on donnera vos noms à tous les aéroports du Bénin, comme on a donné le nom du Cardinal Gantin à l’aéroport de Cotonou-Cadjehoun. Notez bien tout de même que cela sera possible seulement si vous avez la même humilité que lui… Alors ne rêvez pas trop ! Mais plus probablement vous devrez travailler, chacun à sa place, sans être connus, à maintenir là où vous serez un peu de cette forme de culture supérieure qui humanise l’homme en le préparant à la rencontre avec Dieu.

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Nous en arrivons enfin aux raisons spirituelles de l’étude du latin.

 

La langue de la tradition

Commençons par une raison historique et spirituelle à la fois : le latin était parlé au temps du Christ. Il y a un film qui relate la Passion de Jésus, et les personnages s’expriment dans le film selon les langues de l’époque. Ainsi on comprend parfaitement bien les soldats romains par exemple. Dans l’évangile lui-même, quand Pontius Pilatus répond aux chefs des prêtres de Jérusalem qu’il ne modifiera pas l’inscription sur la croix de Jésus, c’est sans doute en latin qu’il a dit : « Quod scripsi, scripsi ! » - ce que j’ai écrit, je l’ai écrit.

De plus le latin a été parlé par Saint Pierre et Saint Paul à Rome. Vous savez qu’à la Pentecôte, les Apôtres ont été compris par tous leurs auditeurs, venus pourtant d’horizons fort différents, et parlant diverses langues de l’empire romain et des régions voisines. Cette expérience a sûrement encouragé les Apôtres à parler sans crainte de nouvelles langues qu’ils apprenaient au fur et à mesure de leurs missions. Ainsi un résultat visible de la Pentecôte a été de produire des littéraires !

Dés l’origine, donc, des chrétiens ont parlé le latin. Et cela a donné de grands théologiens s’exprimant dans cette langue, ce sont les ‘Pères latins’. On appelle ‘Pères de l’Eglise’ les auteurs chrétiens de l’Antiquité, c’est à dire ceux dont la formation scolaire était celle en vigueur à la fin de l’empire romain. Ayant tous reçu une solide formation littéraire, ils ont pu établir une alliance harmonieuse entre évangile et culture.

Donc en étudiant les auteurs classiques latins, vous recevez une formation semblable à celle des Pères de l’Eglise d’Occident ! Et cela vous rapproche aussi des Pères grecs, pas seulement parce que le latin vous aidera à apprendre le grec, mais aussi parce que les Pères latins étaient en dialogue avec eux et avaient les mêmes références philosophiques. L’étude du latin vous donne accès à la culture dans laquelle les chrétiens très proches de Jésus ont exprimé leur foi.

Cette culture s’est exprimée aussi en grec, et même premièrement en grec. Mais nous avons déjà vu que le latin est une excellente préparation à l’étude du grec. Quand on regarde un Nouveau Testament où l’on a le texte latin en face du texte grec, on est frappé par ceci : les phrases latines sont décalquées sur le grec, au point que même sans une grande connaissance du grec, on est capable de comprendre une argumentation sur le texte grec grâce à sa traduction latine.

Parmi les Pères de l’Eglise, il y avait des Africains. Du côté grec, il y avait par exemple Saint Athanase d’Alexandrie. Bien qu’il fût de culture grecque, ne sous-estimons pas son côté africain. La tradition égyptienne ancienne a des ressemblances avec la culture africaine traditionnelle. Quand Camara Laye, dans « L’Enfant Noir », raconte que sa mère pouvait puiser l’eau du fleuve sans crainte des crocodiles, parce que le crocodile était son ‘totem’, cela me fait penser aux dieux égyptiens à têtes d’animaux. Aujourd’hui encore, le patriarche copte catholique d’Alexandrie définit l’originalité de son rite par la référence au culte des défunts chez les anciens Egyptiens : il se sent une mission de rappeler au sein de l’Eglise l’orientation fondamentale de l’homme vers l’au-delà.

Du côté latin il y avait Saint Cyprien de Carthage, et surtout Saint Augustin. Ce géant de la théologie a influencé toute la pensée occidentale postérieure. Et sa fécondité ne s’est pas arrêtée au Moyen-Âge. A toutes les générations, il y a eu des augustiniens. Le plus illustre aujourd’hui est Benoît XVI lui-même ! Saint Augustin est l’auteur le plus présent dans les lectures du bréviaire : le lire dans la langue où il a écrit est une joie spirituelle que je vous souhaite.

On ne peut omettre l’Egyptien Tertullien, bilingue maîtrisant le grec et le latin, qui au IIème siècle a forgé des mots dont on se sert encore – dans leurs versions en langues modernes – pour exprimer certaines vérités de la foi. Ou encore Saint Jérôme qui, maîtrisant ces deux langues et l’hébreu, a pu donner une traduction en latin de la Bible tout entière qui, sous le nom de ‘vulgate’, a été utilisée presque jusqu’à nos jours.

Le latin vous rapprochera encore des docteurs médiévaux. Je pense tout d’abord à Saint Bernard de Clairvaux, et vous voyez bien pourquoi. Ou encore à Saint Thomas d’Aquin. L’Eglise demande que tous les futurs prêtres soient formés principalement selon l’esprit de Saint Thomas (« Sancto Thoma praesertim magistro ») (6). Vous avez la chance de vivre dans un pays où les évêques s’attachent à observer les lois de l’Eglise : vous réentendrez souvent parler de Saint Thomas ! Votre connaissance du latin vous mettra en mesure de mieux comprendre ce que dit ce très grand génie de la pensée catholique.

Le latin a été la langue officielle de tous les textes de l’Eglise de Rome, et donc du Magistère. On ne comprend pas véritablement l’histoire de l’Eglise si on n’en connaît pas la langue officielle. Cette étude de l’histoire de l’Eglise vous permettra de vous faire une idée juste de ce qu’est l’Epouse du Christ, et par conséquent de vous attacher à Jésus comme des membres conscients de l’Eglise.

Et le latin est toujours aujourd’hui la langue officielle de l’Eglise. Le code de droit canon de 1983, tout comme le concile Vatican II dans les années 1960, a été rédigé en latin. A propos du catéchisme de l’Eglise Catholique, je vous ai déjà signalé qu’après l’avoir travaillé en français, il a fallu le retraduire en latin pour la version officielle et définitive. Et n’oublions pas les encycliques, qui ont toutes un titre latin : elles sont désignées par leur ‘incipit’, c’est à dire par leurs premiers mots qui sont bien sûr des mots latins. Pour être honnête, je dois citer une encyclique dont le titre n’est pas en latin : il s’agit de « Mit brennender Sorge » (Avec un souci brûlant) ; elle est en allemand parce qu’elle s’adressait aux Allemands directement pour la question du nazisme qui les concernait en premier lieu.

 

la langue de la prière

Il reste la question du latin comme langue liturgique. Les Pères du concile Vatican II ont voulu que soit autorisé l’usage de la langue du pays dans la liturgie, mais ils voulaient aussi que tous les fidèles sachent chanter en latin les parties de la messe qui leur reviennent, et que les prêtres disent le bréviaire en latin ; pour ce dernier point les exemptions devaient être données « singulis pro casibus », et vous comprenez sans peine : au cas par cas. (7)

Malheureusement les évêques du concile n’ont pas été écoutés. Or que voyons-nous ? Des pays comme la Belgique se retrouvent dramatiquement divisés entre plusieurs communautés linguistiques. Si les paroisses belges avaient suivi l’avis du concile, l’Eglise apparaîtrait comme un refuge et un recours, au-dessus des querelles. Elle pourrait donc sans doute avoir un rôle comparable à celui joué par Mgr Isidore de Souza dans votre pays à la fin de la période marxiste-léniniste, dite révolutionnaire.

Que voit-on encore ? Dans les pays du Golfe Persique, comme les Emirats, le Koweit et les autres, la messe est dite en anglais, c’est à dire dans la langue de ceux qui ont bombardé des objectifs civils en Irak pendant une dizaine d’années avant de l’envahir et d’y semer un désordre dont on ne voit actuellement pas comment il pourra s’apaiser. L’Eglise catholique de rite romain gagnerait dans ces régions à revenir d’urgence à l’usage du latin liturgique.

Je tiens là encore à vous « vacciner » contre des erreurs courantes dans le clergé de mon pays. On a voulu opposer ce que dit le concile à ce qu’on a appelé « l’esprit du concile ». Ce faux raisonnement a pour lui d’être apparemment fidèle à l’évangile, où Jésus dit que la lettre tue, mais que l’esprit vivifie. Mais Jésus dit aussi « Que votre oui soit oui, que votre non soit non ». Si le Saint Esprit a inspiré les évêques réunis à Vatican II, alors on ne peut pas faire de Vatican II une interprétation contraire à son texte. Ce serait faire de Dieu un menteur. D’ailleurs Benoît XVI insiste sur une interprétation de Vatican II selon l’herméneutique de la continuité : l’Esprit-Saint ne peut se contredire.

De même, on rencontre des gens qui pensent que c’est Charlemagne, l’empereur franc de l’an 800, qui a imposé à l’Eglise de prier en latin. Ceux qui racontent cela sont des ignorants (8). L’Eglise en Occident a prié en latin de façon continue depuis l’Antiquité jusqu’au huitième siècle. C’est à cette époque qu’on a commencé à voir émerger des langues autres que le roman et qui étaient suffisamment répandues pour servir à la liturgie. Jusque là en effet, dans un même lieu on avait des groupes parlant des langues différentes.

Mais cela a inquiété Charlemagne. En effet, à cette époque, les gouvernants savaient que leur responsabilité comportait une part de spirituel. Par exemple, le premier concile s’était réuni à Nicée à la demande de l’empereur romain de Byzance, parce que les dissensions entre chrétiens troublaient l’ordre public de l’empire. Peut-être Charlemagne a-t-il craint que des liturgies dans des langues mal maîtrisées soient la source d’hérésies ? Ou tout simplement a-t-il voulu une liturgie digne, dans une langue bien fixée, celle qu’il voulait restaurer dans l’administration et l’enseignement officiel ? Toujours est-il qu’il a souhaité que la liturgie soit en latin.

Mais la décision a été prise par l’Eglise, et non par le pouvoir temporel en tant que tel. C’est une assemblée d’évêques, à Aix la Chapelle, qui a accepté l’idée de l’empereur. Et l’Eglise en Occident s’est trouvée tellement bien de cette idée qu’elle a conservé l’habitude de prier en latin même en pénétrant dans des régions qui n’avaient jamais fait partie des empires romain ou carolingien, comme l’Irlande ou la Pologne, sans parler de l’Afrique Noire ou de l’Extrême-Orient !

Donc non seulement il n’y a aucun mal à prier en latin, mais encore c’est tout à fait souhaitable pour marquer d’une certaine façon l’universalité de l’Eglise. Et surtout cela nous met en rapport direct avec la tradition de l’Eglise. Vous savez que la révélation ne réside pas complètement dans la Bible. Elle se trouve aussi dans ce qu’on appelle la tradition : c’est à dire tout ce que l’Eglise a dit et fait sous l’influence du Saint Esprit. Il se trouve que la latin a été un moyen privilégié dans l’histoire de l’Eglise pour l’expression de la tradition.

 

Transcendance et immanence

Alors, demandons-nous pourquoi l’Eglise a tenu ainsi à avoir une langue liturgique différente de la langue des autres usages quotidiens. Pour cela, étudions deux ‘attributs’ de Dieu, c’est à dire deux de ses caractéristiques fondamentales : Dieu est à la fois transcendant et immanent.

Vous voyez l’étymologie latine de ces deux mots. ‘Immanent’ vient de ‘manere’, qui veut dire demeurer. Ce qui est immanent, c’est ce qui demeure à l’intérieur. On dit par conséquent que Dieu est immanent à la création, parce qu’Il demeure dans celle-ci par sa présence créatrice même. Dans cette ligne, une spiritualité peut se développer, qui insistera sur la très grande proximité de Dieu par rapport à nous.

Mais Dieu est aussi transcendant à la création. Vous reconnaissez dans ce mot les racines latines ‘trans’ et ‘scendere’. Ce qui est transcendant est ce qu’on atteint à travers et au-delà de la réalité quotidienne. Ainsi Dieu transcende sa création, car on peut Le découvrir à travers son œuvre comme radicalement différent de celle-ci. Dans cette ligne, on peut développer une spiritualité qui insistera sur la très grande différence entre Dieu et sa créature.

Ces deux spiritualités ne se contredisent pas, elles se complètent. Or on a voulu les opposer. En Occident, on est passé d’une mentalité de la transcendance à une mentalité de l’immanence. Dans une mentalité de l’immanence, on considère que l’homme doit rechercher son accomplissement personnel par des ressources qu’il trouvera en lui-même. Dans une mentalité de la transcendance on pense que l’homme atteint sa perfection grâce à des cadres qui s’imposent à lui de l’extérieur.

Les raisons de ce changement sont multiples. La principale est peut-être l’immense progrès technique accompli au cours du XXème siècle. On a vu que par ses propres forces, l’homme pouvait améliorer considérablement ses conditions d’existence. On en a donc déduit qu’il en était dans le domaine moral comme dans le domaine matériel.

Là encore, ces deux mentalités doivent se compléter, aucune des deux ne peut à elle seule rendre compte de la complexité des réalités matérielles et spirituelles. L’Eglise a bien fait d’accompagner ce mouvement : de même que les missionnaires doivent s’adapter à la mentalité des peuples où Dieu les envoie, ainsi l’Eglise a dû s’adapter à une population dont la mentalité avait radicalement changé.

Mais des erreurs multiples on été commises dans cet accompagnement. D’abord, on n’a pas pris le temps de réfléchir à ce qu’impliquait ce changement, et donc de discerner en quoi il consistait fondamentalement, en quoi il était acceptable et quelles étaient ses limites, ses faiblesses. Donc on a évacué la mentalité de la transcendance, et on a ainsi renoncé à ce que les deux spiritualités se complètent.

Car on a considéré que ce changement était un progrès en soi, alors qu’il n’est qu’une façon parmi d’autres que l’homme a de se situer par rapport au monde, aux autres hommes et à Dieu. Comme on considérait que c’était un progrès, on a pensé que tous devaient l’effectuer. Or l’Eglise n’est pas là pour imposer un modèle culturel, mais pour donner les critères qui permettent de purifier les civilisations de ce qui les rendrait impropres à soutenir l’union à Dieu. Ainsi l’Eglise donne aux peuples les moyens d’améliorer leurs cultures respectives.

Le drame c’est que comme on pensait que ce changement de mentalité était un progrès, on a voulu l’imposer à tous. Or des groupes non négligeables ont, en Occident, refusé de s’engager à fond dans ce changement de mentalité. C’était leur droit le plus strict. C’était leur droit, non seulement au nom de leur culture, ce l’était aussi au regard de leur foi de catholiques.

Mais on a usé envers eux de pratiques répressives. On a combattu dans la plupart des diocèses toute pastorale qui aurait aidé ces groupes à la spiritualité traditionnelle à vivre leur foi. Le plus strictement piquant, c’est que ces pratiques répressives étaient le fait de gens qui prétendaient appliquer le Concile Vatican II. Or celui-ci avait fait de la liberté spirituelle un éloge appuyé ! Et vous le savez, les communautés dites ‘traditionnelles’ veulent prier en latin, car l’usage d’une langue liturgique différente de celle des autres usages quotidiens est une manifestation de la spiritualité de la transcendance : il faut effectuer un changement de niveau pour s’adresser à Dieu.

Il est donc urgent que l’Eglise respire de ses deux poumons, pour paraphraser le mot de Jean-Paul II, à propos des spiritualités de l’Orient et de l’Occident. Mais justement l’Orient est certainement resté plus ouvert à la transcendance que l’Occident. Les groupes qui ont gardé une spiritualité de la transcendance doivent donc non seulement être respectés : on doit aussi leur donner les moyens de rayonner leur spiritualité, car sans elle il manquerait quelque chose à l’Eglise.

C’est dans ce sens qu’il faut interpréter les efforts de Benoît XVI pour faire en sorte que l’Eglise fasse droit aux communautés traditionnelles. Elles aident l’Eglise tout entière à comprendre qu’elle est une, non seulement dans l’espace, mais aussi dans le temps.

Car on appelle communément les partisans de l’immanence du nom de « progressistes », et les partisans de la transcendance du nom « d’intégristes ». Mais si on peut maintenir ces différentes mentalités dans des limites où elles peuvent donner à l’Eglise des spiritualités fécondes, dans leurs expressions extrêmes ces mentalités ouvrent la voie à des erreurs graves.

En effet, dans leurs déviations, ces mentalités constituent des sortes de schismes dans le temps. Certains partisans de la transcendance et de la tradition refusent et condamnent les formes récentes qu’a prise la prière des chrétiens ; et certains partisans de l’immanence et du progrès refusent et condamnent les formes plus anciennes de la prière chrétienne.

On connaissait jusqu’ici deux formes de péché qui retranchent de l’unité de l’Eglise : il y avait l’hérésie, qui est un péché contre la foi, et le schisme, qui est un péché contre la charité. Notre époque a le triste privilège d’avoir vu naître une troisième forme de péché contre l’Eglise : le péché contre l’espérance. Dans un cas, on désespère des possibilités qu’avait l’Eglise de sauver les gens autrefois, dans l’autre cas on désespère des possibilités qu’elle a de sauver les gens aujourd’hui. Ces positions extrêmes doivent être rejetées fermement.

Et vous voyez que l’étude du latin vous aidera, avec bien d’autres choses évidemment, à vous enraciner au cœur de l’Eglise en vous permettant de vous situer par rapport aux grands courants de la spiritualité contemporaine. En plus, il vous donne le moyen de répondre à ce besoin de l’Eglise d’avoir des prêtres sachant prier en latin pour répondre aux justes demandes des groupes qui ont la spiritualité traditionnelle de la transcendance.

Le latin, d’ailleurs, vous permettra de surmonter cette querelle entre ‘traditionalistes’ et ‘modernistes’. L’étymologie du mot ‘traditio’ et le catégorie à laquelle il appartient vous montrent que la tradition n’est pas seulement le contenu transmis, mais aussi l’acte de transmettre. Donc si les traditionalistes s’accrochaient au contenu sans voir la façon dont il a été transmis aux diverses époques, ils seraient dans l’erreur. Et si les ‘modernistes’ voulaient s’enfermer dans leur pastorale actuelle sans tenir compte de celle des autres époques, ils seraient eux aussi dans l'erreur. Les uns et les autres confondent souvent la tradition – qu’ils combattent ou respectent – avec telles ou telles traditions particulières.

 

Le grégorien, chant de l’Esprit Saint

Il y a encore une raison particulière à l’étude du latin : c’est qu’il est la langue du chant grégorien. Le Concile Vatican II a déclaré que le chant grégorien est le chant propre de la liturgie dans les rites latins – nous sommes de rite romain, mais il y a eu dans l’Eglise d’autres rites utilisant le latin comme langue liturgique (9). Or ceux qui prétendaient appliquer Vatican II ont, au nom de « l’esprit du Concile », fait le contraire de ce que celui-ci demandait : il ont supprimé de nos paroisses, en France, tout chant grégorien.

Voici une petite histoire pour situer la spiritualité du grégorien. On dit que le grand musicien classique Bach aurait volontiers sacrifié toute son œuvre en échange du mérite d’avoir composé la musique de la préface romaine ! Mais justement cette musique n’a pas d’autre auteur connu que l’Eglise sous l’action de l’Esprit Saint. En effet, cet air ne résulte pas d’une décision prise par un compositeur. Il vient simplement de l’influence exercée par les paroles et leur signification, par les circonstances dans lesquelles elles sont dites, sur celui qui prie avec un cœur aimant.

L’origine du chant grégorien est donc toute surnaturelle. C’est la grande différence avec la majorité des compositions de musique religieuse contemporaine. Le compositeur a en lui une musique, fruit de sa culture et de sa psychologie. Alors il veut couler les paroles liturgiques dans le moule étroit de sa musique personnelle. C’est le contraire qui s’est passé pour le grégorien. Cette musique est née de la prière de l’Eglise prolongeant la prière de Jésus.

Ainsi le grégorien est une excellente école de spiritualité. Voyez son extraordinaire justesse de ton : il est l’exultation de gens qui se savent aimés et sauvés par Dieu, mais qui ne parviennent pas encore à répondre parfaitement à cet amour. Il n’y a pas de musique à la fois plus entraînante et plus pacifiante.

Mais c’est aussi une excellente école de prière. Il doit être la mesure des musiques sacrées qu’on viendrait à composer pour répondre aux défis culturels présents. Le succès des chants liturgiques de l’abbaye de Keur Moussa, au Sénégal, vient certainement du fait que ces moines venaient de Solesmes, abbaye renommée dans le monde entier pour avoir restauré le chant grégorien depuis le XIXème siècle. C’est inspirés par les mélodies grégoriennes que les compositeurs de Keur Moussa ont étudié les airs africains traditionnels pour leur faire produire une extraordinaire richesse spirituelle. (10)

 

L’imposture des traductions liturgiques

Vous voyez donc que le latin est par excellence la langue de la tradition. Or justement la tradition de l’Eglise est aujourd’hui attaquée : on veut juger la révélation selon les critères du monde, alors que c’est le contraire qu’il faut faire. Il faut purifier les cultures à la lumière de la révélation. Un endroit où cette erreur se manifeste particulièrement est celui des traductions liturgiques. Le Cardinal Arinze, un Nigérian qui est préfet de la congrégation pour le culte divin, a dit que les traductions en français sont idéologiques. (11)

Vous pouvez vous en rendre compte vous-mêmes, puisque vous avez la messe en latin un jour par semaine. Choisissons deux thèmes où cela est bien visible : celui du sacerdoce et celui de l’âme. A la fin de l’offertoire, en latin, le prêtre dit un beau verset qui, avec son répons, exprime tout un aspect de la théologie du sacerdoce : « Orate, fratres, ut meum ac vestrum sacrificium acceptabile fiat apud Deum Patrem omnipotentem. - Suscipiat Dominus sacrificium de manibus tuis, ad laudem et gloriam nominis sui, ad utilitatem quoque nostram totiusque ecclesiae suae sanctae. » (12)

On voit dans ce passage que le prêtre a un rapport particulier au sacrifice du Christ, sacrifice qui est rendu présent et actif à la messe. C’est par les mains du prêtre qu’il est offert, sans que les fidèles soient étrangers à ce sacrifice. Or cela est gommé en français : « Prions ensemble, au moment d’offrir le sacrifice de toute l’Eglise. – Pour la gloire de Dieu et le salut du monde. » On ne dit plus en français que c’est par les mains du prêtre que le sacrifice est offert, mais on souligne qu’on prie ensemble et que le sacrifice est celui de toute l’Eglise. Ce n’est pas ce que dit le texte latin, qui est beaucoup plus précis sur le rôle propre du prêtre.

Pire : dans la prière d’offertoire du XVIème dimanche du temps ‘ordinaire’, il est dit en français que le Seigneur reçoit le sacrifice « des mains des fidèles » ! Or le mot ‘main’ ne figure même pas dans le latin à cet endroit. Il y a donc chez le traducteur une volonté constante de diminuer le rôle du prêtre, et il ne faut pas s’étonner que dans ce contexte les vocations soient si rares en France. Et quand on s’aperçoit que les mêmes fautes se retrouvent dans des traductions en différentes langues, on peut parler de complot à l’échelle mondiale. C’est pourquoi l’Eglise insiste sur la nécessité d’établir les traductions liturgiques à partir du texte original latin sans utiliser l’intermédiaire d’une autre langue comme le français par exemple. Donc l’apprentissage du latin vous permettra peut-être de proposer à Rome des textes liturgiques dans vos langues maternelles.

Un autre aspect du sacerdoce qui est attaqué dans les traductions est le rôle du Pape. Le ministère du Pape s’inscrit en effet dans le sacrement de l’ordre. On dit dans Vatican II que les évêques ont la plénitude du sacrement de l’Ordre. Peut-être d’ailleurs vaudrait-il mieux parler de surabondance du sacrement, parce que le sacerdoce du simple prêtre doit être vécu lui-même comme une plénitude.

Mais c’est aussi parce que le sacerdoce n’est pas divisé, il est unique. Le sacerdoce du Christ est bien dans le simple prêtre, car il n’y a qu’un seul sacerdoce, et c’est celui du Christ. C’est dans l’Eglise tout entière, dans son union à Jésus, que se trouve la totalité du sacerdoce du Christ. Et pour être total, il doit être « un » : unique et unifié. C’est par le ministère du Pape que le sacerdoce est « un » et qu’il est ainsi celui du Christ.

Or dans les traductions liturgiques le rôle du Pape est diminué par rapport à celui de l’évêque. On lit en effet, dans les prières eucharistiques en latin, l’expression « notre Pape et notre évêque ». Le traducteur en français a écrit « le Pape et notre évêque », comme si le Pape était moins « nôtre » que l’évêque ! Cela ne doit rien au hasard : cela se retrouve dans les quatre principales prières eucharistiques. Or ce n’est pas l’enseignement de l’Eglise. Reprenant la doctrine exprimée à Vatican I en 1870, le Concile Vatican II déclare que le Pape a juridiction immédiate sur chacun des fidèles. (13)

Cela veut dire que le Pape a, par exemple, le droit de décider que tel ou tel séminariste doit être ordonné, même si l’évêque de ce séminariste est d’un avis contraire. Bien sûr, le pape n’agira pas ainsi sans de sérieux motifs, ni sans une enquête approfondie ! Mais enfin, il a le droit d’intervenir dans le gouvernement des diocèses même en dehors du sien qui est celui de Rome. Dans les Eglises orientales, toutefois, il exerce ce droit en tenant compte de l’institution patriarcale.

Ne croyez pas que le traducteur faussaire soit un cas isolé : son erreur sur le Pape sévit en très haut lieu. Quand Benoît XVI est venu en France il y a un mois, il a fait quelques mises au point bien nécessaires. Mais le cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris et président de la conférence épiscopale, a déclaré aux journalistes que les évêques français n’auraient pas une obéissance servile et qu’ils avaient accueilli le Pape comme un frère. Quelques jours plus tard, il a dit dans une entrevue au journal « le Figaro » qu’il n’était ni dans les intentions de Benoît XVI ni dans sa mission de s’immiscer dans le gouvernement des diocèses.

Vous voyez les erreurs. Dans l’Eglise, personne n’imagine qu’on attende des subordonnés une obéissance d’esclave. On attend au contraire une obéissance filiale. L’esclave obéit par contrainte. Le fils obéit par amour, et par conséquent obéit bien mieux que l’esclave. Comme l’indique son nom, le Pape est un Père. On peut bien le considérer comme notre frère dans la foi – ou dans l’épiscopat – mais sans jamais oublier sa paternité. Il n’y a donc pas lieu de refuser l’autorité du Pape. Et puisque l’Eglise reconnaît au Pape un juridiction immédiate sur chacun de fidèles, c’est que sa mission peut comporter, dans des circonstances dont il est seul juge, d’intervenir dans le gouvernement d’un diocèse, fût-ce le diocèse d’un cardinal !

De même il y a des erreurs de traduction pour l’âme. Avant de communier, vous dites « … ut sanabitur anima mea. » En français vous avez : « … et je serai guéri. » Or le mot âme figure dans les listes de mots que l’Eglise demande de traduire avec le plus grand soin. Ces listes se trouvent dans le document romain « Liturgiam authenticam » de 2000. (14)

Il y a là encore une idéologie qui se manifeste chez le traducteur : certains théologiens protestants ont imaginé que le concept d’âme ne figure pas dans la Bible. Le Cardinal Ratzinger, avant d’être Pape, a pourtant bien réfuté cette erreur, dans son livre sur l’au-delà. (15) Il n’empêche, la fausse traduction supprime le mot âme. Mais je vous l’ai déjà dit : en France on fabrique des matérialistes. Il faut souhaiter que tout cela soit rectifié sans attendre. Mais vous, vous avez déjà les moyens de ne pas vous laisser piéger. (16)

___________

 

Puisqu’il faut une conclusion, je dirai que vous avez avec l’étude du latin un moyen de culture que beaucoup vous envieraient s’il en avaient la moindre idée. Mais surtout grâce au latin vous avez un accès direct à la pensée de l’Eglise. Et c’est un moyen de vous rapprocher davantage du Christ. Voilà pourquoi je suis très heureux, comme prêtre, d’enseigner cette matière plutôt que n’importe quelle autre.

 

A Péporiyakou, le 3 novembre 2008.

Père Bernard Pellabeuf

 

 

NOTES

(1) Cf. canon 249.

(2) référence à Paterculi pericula.

(3) Il faut, d’un point de vue historique, distinguer les entreprises esclavagistes des XVIème , XVIIème et XVIIIème siècles, où l’on prenait de plus en plus comme modèle l’Antiquité païenne, de la colonisation du XIXème siècle, dont il est question ici.

(4) A une certaine époque on a considéré que Rome était née d'une association défensive de sept villages latins :  situés à la limite du pays étrusque, ils devaient être en mesure de se défendre et de protéger le reste du Latium. Cette explication n'est pas incompatible avec l'autre, et renforce l'idée romaine que leur communauté est une association.

(5) Cf Gn 1,27.

(6) Cf. canon 252, § 3

(7) Cf Concile Vatican II : Sacrosanctum Concilium N° 54 (« On veillera cependant à ce que les fidèles puissent dire ou chanter ensemble en langue latine aussi les parties de l’ordinaire de la messe qui leur reviennent ») ; et N° 101 § 1 pour la langue dans laquelle doit être dit l’office divin par les clercs, selon la tradition.

(8) Je ne peux passer sous silence cette perle épiscopale : un évêque m’a écrit ce qui suit. « Il est mauvais pour le peuple de prier habituellement dans une langue qui n’est pas la sienne. Je ne suis pas le seul à le penser, puisque le Pape, quand il vient en France, dit la messe en français.

Cela appelle quelques remarques. D’abord, s’il disait que le slavon, qui est la langue liturgique des Russes, n’est pas une de leurs langues, il se ferait chahuter : pourquoi le latin ne serait-il pas une des langues de ceux qui célèbrent la messe en cette langue ?

Ensuite, si l’Eglise s’est vraiment trompée pendant quinze siècles, pour qui se prend cet évêque, pour prétendre parler avec autorité dans un domaine où l’Eglise aurait erré aussi longtemps ?

Et puis comment affirmer que Jean-Paul II, qui était le Pape à l’époque, était contre l’usage habituel du latin dans la liturgie, alors que dans le motu proprio « Ecclesia Dei » il permettait justement cet usage à certaines communautés, en précisant qu’il agissait, dans ce motu proprio, pour le bien de tous les fidèles ?

Enfin, la perle se trouve surtout dans l’erreur de logique. Si le Pape fait du ski, cela ne signifie pas qu’il juge le vélo mauvais, par exemple. Cela signifie qu’il pense qu’il n’est pas mauvais de faire du ski, et que c’est bon pour lui. De même, qu’il dise la messe en français, cela prouve qu’il pense que c’est bon dans les circonstances où il le fait, cela ne prouve pas que la messe dite habituellement en latin serait mauvaise.

Le mot de la fin : à mes arguments, cet évêque a répondu tout simplement « Cela me paraît peu raisonné » ! Venant de ce haut intellectuel, ce me serait plutôt un compliment.

(9) Concile Vatican II : Sacrosanctum Concilium N° 116 (« L’Eglise reconnaît dans le chant grégorien le chant propre de la liturgie romaine : c’est donc lui qui, dans les actions liturgiques, toutes choses égales d’ailleurs, doit occuper la première place »).

(10)  Il faut noter aussi que c’est le même sens de la musique sacrée qui leur a fait rendre à la Kora, cette sorte particulière de harpe traditionnelle de l’Afrique de l’Ouest, le meilleur de ses possibilités, de sorte qu’elle peut avantageusement être utilisée dans la liturgie catholique. Le meilleur de l’inculturation ne peut se passer des références traditionnelles.

(11) « Parlons d’abord des traductions. Un document de ce dicastère du Culte divin, il y a trois ans, Liturgiam authenticam, avait pour thème principal : l’Eglise approuve les langues locales, dans la liturgie, mais les traductions, dans le rite latin, doit être fidèle au texte originel latin. La directive générale est celle-ci : toutes les traductions faites il y a trente ans doivent être révisées de telle sorte qu’elles soient vraiment fidèles au texte originel. Il est vrai que dans certaines langues, il est très difficile de faire une traduction littérale. Mais on ne doit pas admettre des traductions idéologisées. Par exemple, lorsque le missel latin fait dire au prêtre : Orate fratres ut meum ac vestrum sacrificium acceptabile fiat apud Deum Patrem omnipotentem, un traducteur qui n’accepte pas de faire la différence entre le peuple et le célébrant dira : « Priez mes frères afin que notre sacrifice, etc. » C’est cette sorte de traductions idéologisées que l’on doit éviter. Mais il ne s’agit pas seulement de la langue anglaise ! Même les Français… Regardez donc comment vous traduisez l’Orate frates…en français : « Prions ensemble au moment d’offrir le sacrifice de toute l’Eglise ». C’est tout. Ce n’est pas une traduction, c’est une belle phrase, une très belle phrase, mais ce n’est pas une traduction du texte latin. La réponse à l’invitation du prêtre est dans le missel latin : Suscipiat Dominus sacrificium de manibus tuis ad laudem et gloriam nominis sui, ad utilitatem quoque nostram, totiusque Ecclesiae suae sanctae. Et que dites-vous en français ? « Pour la gloire de Dieu et le salut du monde ». Ce n’est pas une traduction. » (Entretien réalisé par l’abbé Claude Barthe et Valérie Houtart, et publié dans l’Homme Nouveau du 7 décembre 2003.)

(12) « Priez mes frères, afin que ce sacrifice mien et vôtre soit rendu acceptable auprès de Dieu le Père Tout Puissant. » - « Que le Seigneur reçoive par vos mains ce sacrifice pour l’honneur et la gloire de son nom, pour notre utilité et pour celle de toute sa sainte Eglise. »

(13) Cf. Lumen Gentium, N° 45.

(14) Liturgiam authenticam, comporte entre autres deux parties pour la traduction des textes utilisés dans les livres liturgiques : une pour le vocabulaire biblique, une pour le vocabulaire des textes proprement liturgiques ; dans les deux listes de mots à traduire avec grand soin figurent en bonne place les mots signifiant « âme » en latin (mens, anima, spiritus…).

(15) Joseph, Cardinal Ratzinger, La mort et l’au-delà, 1994, pp 111ss. Le grand cardinal constatait : « L’idée que parler de l’âme n’est pas conforme à la Bible s’est imposée à tel point que le nouveau ‘Missale Romanum’ de 1970 lui-même bannit de la liturgie des morts le mot ‘anima’, qui a également disparu du rituel des funérailles. »

On voit là pourquoi les autorités liturgiques romaines de l’époque ont accepté des traductions gravement fautives : elles allaient dans le même sens que ce à quoi les poussaient leurs convictions.

Mais comment, dira-t-on, en est-on venu à ce point qu’une doctrine tenue pour assurée pendant deux millénaires a-t-elle pu être balayée d’un seul coup ? Quelle sens de l’Eglise est-ce là ? On comprend du même coup pourquoi tout ce que compte dans le microcosme des liturgistes officiels français est hostile à la révision des traductions : c’est qu’elle remet en question les présupposés des rénovateurs de la liturgie.

(16) Sur la traduction du Pater, voir notre contribution au débat.



03/06/2020
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