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Souvenirs d’un aumônier de porte-avions.

Paru en 2002 dans " Les Copains d’Avord ", revue de la Base aérienne 702 d’Avord.

 

Les Copains d’Avord. - Monsieur l’aumônier, il y a des marins sur notre base, et les aviateurs s’intéressent naturellement à l’aéronautique navale. Vous avez été aumônier du porte-avions Foch de 1994 à 1996. Pouvez-vous nous raconter quelques souvenirs marquants, et d’abord nous retracer le contexte ?

Aumônier Pellabeuf. - Pendant les affaires de Bosnie, la marine a déployé à plusieurs reprises la " Task Force 470 " en Adriatique. Elle se composait d’un porte-avions, le Clémenceau ou son sister-ship le Foch, d’une frégate antiaérienne, et d’un pétrolier-ravitailleur. On appelait cela les " Missions Balbuzard ". J’ai participé à quatre de ces missions, à un moment où elles étaient bien rodées, par exemple pour l’acheminement du courrier ; mais aussi dans des circonstances éprouvantes, puisque ce fut le moment de la prise des soldats français en otages par les Serbes.

Une mission durait un mois en moyenne, souvent suivie d’une belle escale. Nous avons vu Trieste, port italien près de la Slovénie, d’où l’on va facilement à Venise, et aussi La Sude en Crête, et Alexandrie en Egypte.

 

CdA. - Dites donc, cela fait un peu croisière !

AP. - Il faut bien qu’un marin voit du pays ! Mais en fait les marins ont des conditions de vie très dures, et méritent bien ces rares moments de détente.

Dans son " Candide ", Voltaire fait dire à un de ses personnages : " Quand le Sultan envoie un navire en Egypte chercher du blé, croyez-vous qu’il se soucie du confort des rats à bord ? " C’est un blasphème : Voltaire veut dire que Dieu ne se soucie pas du sort des hommes en créant l’univers. Mais ce n’est peut-être pas un hasard si l’exemple qu’il choisit est justement un bateau. La place y est limitée, la promiscuité très grande, le confort précaire et on est toujours instable. Sur un porte-avions, les difficultés sont démultipliées : en opérations, on est 2000 à bord, et sur deux cent soixante mètres de long, on a une ou deux dizaines d’usines, sans oublier un aérodrome, avec tout le bruit que cela représente, augmenté de celui des catapultes.

 

CdA. - Comment les gens vivent-ils cela ?

AP. - Ils survivent comme ils peuvent. Le plus dur est le manque de sommeil. Un matelot m’a raconté qu’il était un peu somnambule. Une nuit, il a voulu sortir de sa bannette du côté de la cloison. Ses camarades l’ont réveillé alors qu’il criait : " Au secours, je suis enfermé ! " J’étais surpris qu’on ne montre jamais aux visiteurs (CID, IHEDN, etc.) les conditions de vie de l’équipage. Ces porte-avions mis en service vers 1960 avaient été conçus dans les années cinquante, donc pour des jeunes qui avaient connu les restrictions de la guerre et de l’après-guerre. Après les " Trente Glorieuses ", on avait pris d’autres habitudes. Pensez que rien n’était prévu pour faire sécher les serviettes de toilette des quartiers-maîtres et matelots ! Heureusement, sur le De Gaulle, ces détails ont été mieux pris en compte. Mais on doit avoir cela présent à l’esprit quand on évoque les prouesses des pilotes.

 

CdA. - Justement, racontez-nous cela aussi.

AP. - Au cours d’une mission précédente, un de nos pilotes, touché par un missile au-dessus de la Bosnie, avait ramené son avion et l’avait posé sur le porte-avions : un exploit extraordinaire. Pendant la première de nos quatre missions, même scénario, mais le pilote est allé se poser en Italie. J’ai l’impression d’entendre encore l’officier nous racontant sa conversation avec les Espagnols du Principe de Asturias (un porte-aéronefs qui était là avec un de ses sister-ship anglais, l’Eisenhower américain dominant la partie) : " Les Espagnols ont eu aussi un avion touché par un missile, mais il n’a pas explosé. Ils nous ont montré leurs photos. C’était comme un coup de marteau dans la tôle, un gros coup de marteau. Alors nous avons montré nos propres photos. Ils ont changé de couleur. " J’avais vu ces clichés. J’en garde le souvenir de l’arrière d’un réacteur d’où partaient des morceaux de tôle recourbés à la façon des feuillets d’une peau de banane, mais chaque bord de feuillet découpé comme une scie grossière.

 

CdA. - Il y avait donc une grande collaboration internationale ?

AP. - Oui, avec de grands moments. Ainsi à notre troisième mission, les Américains ont perdu un de leurs appareils en territoire hostile. On a diffusé à bord du Foch l’annonce de la récupération des pilotes dés qu’elle a eu lieu. Nous pouvions suivre les opérations des Américains sur les fréquences interalliées. A notre joie s’ajoutait la fierté d’avoir connu la nouvelle avant n’importe quel média.

Malheureusement, à partir de cet événement, nous n’avons plus eu le droit de survoler la Bosnie. Le moral s’en est ressenti. Expliquer la mission des casques bleus n’était pas chose aisée. Mais rester longtemps en mer pour les soutenir sans pouvoir survoler le terrain était dur. Nous sommes rentrés à Toulon un mercredi matin, la veille de l’Ascension. Comme s’ils n’attendaient que cela, les Serbes ont pris les otages à ce moment précis. Le dimanche soir, nous avons appareillé en hâte. Une soixantaine de retardataires (désignés au dernier moment pour la plupart) nous a rejoints grâce au pétrolier parti le lendemain.

On avait joint à la Task Force deux transports de chalands de débarquement. Nous avons pu envoyer les hélicoptères puma de l'Alat déposer des mortiers lourds sur le Mont Igman, près de Sarajevo, après un survol de régions douteuses. Deux jours plus tard, nous apprenions que ces mortiers avaient tiré des obus ... fumigènes : ce n’était pas vraiment motivant - même si après cet avertissement il y a eu des coups réels.

Nous pensions connaître par coeur les moindres rochers de l’Adriatique : Pelagosa, Jabuka ... Mais il y avait des surprises. Un jour un quartier-maître arrive en courant : " Venez vite voir ! Une armada de porte-avions ! " C’étaient les plates-formes offshore devant Ancône : dans la brume, leurs silhouettes ressemblaient à la nôtre.

 

CdA. - Vous sentiez-vous personnellement menacés ?

AP. - Quand on voit sur l’écran d’un radar l’écho d’un avion, on ne peut pas savoir combien de petits frères il a derrière lui. Or les Serbes avaient des avions capables d’emporter des missiles antinavires. Les leurres peuvent servir pour le premier missile. L’évolution des bateaux ne va-t-elle pas faire que les leurres de l’un d’eux attirent le second missile sur un ami ?

C’est dans ce contexte qu’un jour je me suis demandé si nous avions les mêmes consignes de tir que l’armée de terre : n’ouvrir le feu que si l’autre l’a fait. Ce ne doit pas être agréable sur une position d’infanterie de voir des troupes hostiles s’installer tout autour sans pouvoir les empêcher de mettre en place un dispositif capable de vous anéantir. Mais dans notre cas, après un tir de six missiles, on aurait peut-être eu 2500 marins dans la mer couverte de pétrole en feu. La question n’était pas de nature à faire monter le moral : je ne l’ai donc pas posée, et je me suis interdit d’y penser.(1) Comme tout le monde, j’étais heureux en arrivant à Toulon le 20 juillet.

 

CdA. - Et dans votre travail propre d’aumônier ?

AP. - Il y avait la messe les jours de semaine dans ma chambre, à laquelle assistaient jusqu’à dix personnes (très tassées à vrai dire) et le dimanche à la cafétéria, où il y a eu jusqu’à quatre-vingts fidèles - un jour sans vol, plus de monde était disponible. A la fin, j’avais un petit oratoire que le commandement avait mis à ma disposition, où chacun pouvait venir se recueillir. Un quartier-maître que je connaissais bien l’avait surnommé la Chapellabeuf. J’avais donné la confirmation à ce marin un dimanche en mer, avec délégation de l’évêque aux armées. Mais je pense qu’en opérations, cette autorisation n’était pas absolument nécessaire.

Et puis il y a, comme toujours, une foule d’entretiens personnels. Un jour un matelot vient me trouver : " J’ai appris par untel qu’on pouvait vous parler aussi de cela ... Alors voilà, pour me marier, j’hésite entre ... " Et il me cite cinq noms de Brestoises ou de Paimpolaises que je ne connaîtrai jamais. D’écouter mes questions lui avait sans doute permis d’y voir plus clair car deux ou trois mois après, il me dit : " C’est bien, je n’en ai plus que trois ... " Dont deux qui ne figuraient pas dans la première liste. Je l’aidais encore de mon mieux, si bien qu’encore un peu plus tard il m’aborde, rayonnant : " Je sais, c’est Patricia ! " Naturellement par discrétion j’ai changé le prénom. Mais grâce à Dieu, l’amour est plus fort que la guerre !

 

(1) Ce que j'ai appris ensuite m'a montré que j'avais bien fait. Un soir, juste après que le commandant de la frégate anti-aérienne se soit retiré dans sa chambre, l'alerte a été déclenchée au central opération : un écho était appéru sur l'écran radar et présentait toutes les caractéristiques d'un avion serbe qui aurait eu l'intention de nous envoyer un missile (altitude, vitesse, route...) et il ne répondait pas au signaux d'indentification. Comme ils l'ont montré dans d'autres circonstances, les Américains, eux, auraient tiré. Pas nous : ce n'étaient pas les consignes données par les politiques.

Il s'est avéré ensuite qu'il s'agissait d'un avion de transport américain ayant déposé du matériel à Sarajevo et retournant se poser en Italie. Il était lourdement en faute de voler sans système d'identification dans une zone de guerre ! Pour le coup, c'est vrai, c'était une bonne chose que les consignes n'aient pas permis le tir. Il reste que ces consignes exposent gravement les militaires français. Peut-être seraient-elles différentes si on prenait l'habitude d'embarquer quelques politiciens à chaque mission de ce genre.

(Addition du 27 mai 2020)



24/04/2020
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