Souvenirs du Zaïre
Les allumettes des séminaristes.
C’était en septembre 1983. Je venais d’arriver à Mugeri, petite presqu’île qui s’avance dans la baie de Katana, sur la rive occidentale du lac Kivu : c’est là que se trouvait le petit séminaire où je devais enseigner le latin et le français. Et voici qu’au bout d’une semaine, ce fut la rentrée des élèves. J’étais très intimidé. Je tardai à sortir de ma chambre après la sieste. Je me décidai enfin, me demandant à quelle sauce j’allais être mangé. Un attroupement se forma autour de moi. Je constatai rapidement qu’eux aussi se demandaient à quelle sauce le nouveau professeur allait les manger.
Je cherchai quelques sujets de conversation. Je n’en trouvai guère. Je demandais de quelle paroisse ils étaient – je tâchais de me faire une idée du diocèse – ou en quelle classe ils rentraient – je voulais savoir lesquels j’aurai en cours. J’étais à court d’idée quand soudain un souvenir de scout me revint : certains Africains savent faire du feu sans allumettes. Aussitôt je demandai :
- Y en a-t-il parmi vous qui savent allumer un feu sans allumettes ?
- Oui, fit Mukunda Balezi, nous, on sait ! On vous montrera !
Quelques jours plus tard ils tinrent parole. Son confrère et lui avaient choisi et préparé les bouts de bois comme il fallait. Il y avait un demi rondin de huit à dix centimètres de large, sur la surface plane de laquelle on avait taillé des encoches triangulaires, en pente douce, dont la pointe la plus basse touchait le bord du rondin. Et il y a avait un petit bâton bien rectiligne, d’une vingtaine de centimètres, qui me fit penser à du sureau : dur à l’extérieur (beaucoup plus dur que le sureau de chez nous), il avait une sorte de mousse à l’intérieur. Le tout était très sec.
En vingt secondes, ils obtinrent du feu : ils ont fait tourner le bâton sur lui-même à toute vitesse en plaçant son extrémité dans une encoche du rondin. Le frottement de l’écorce du bâton sur le bois tendre produisait une très grande chaleur, et la mousse de l’intérieur tombait en petites braises sur de la mousse sèche placée là.
Impressionné, je voulu les complimenter :
- Bravo, vous faites cela tous les jours !
- Oh, non, Monsieur l’Abbé ! On a des allumettes !
Le feu des missionnaires.
L’histoire des allumettes me rappelle une anecdote qu’on m’a racontée. Des missionnaires arrivent en caravane sur le territoire d’une tribu dont le roi se soucie fort peu de les voir s’implanter chez lui. Ses éclaireurs lui ont rapporté un fait étrange : les Wazungu – les Blancs – n’emportent pas de feu avec eux.
A cette bonne nouvelle, le roi, enchanté, se hâte d’interdire à tous ses sujets de fournir du feu aux nouveaux venus. Privés de cet élément essentiel, ils n’auront qu’à décamper.
Las pour le roi ! Les missionnaires avaient des allumettes…
L’alcool des protestants.
Mais revenons à ce dimanche après-midi où quelques séminaristes s’étaient groupés autour de moi. Ce fut leur tour de me poser une question :
- Est-il vrai qu’en France les protestants boivent de l’alcool et boivent du vin ?
- Oui, c’est vrai, fit-je, l’air ahuri, me demandant ce qui pouvait bien motiver ce genre de question.
- Ah ! C’était donc vrai, ce qu’on nous dit, que les protestants en France boivent de l’alcool et boivent du vin.
Je résolu de ne pas me compromettre davantage en les interrogeant. Mais je me renseignai auprès de mes confrères.
- Oui, fit-le Père Brabant. Ici, les protestants n’ont pas de chance. Leurs premiers missionnaires dans la région venaient de Suède, pays prohibitionniste comme les Etats-Unis à la même époque. Ils vous démontraient, Bible en main, que l’alcool est interdit aux chrétiens.
- Mais ne se rendent-ils pas compte aujourd’hui que c’était conjoncturel ?
- Si, mais ils ne peuvent pas changer, dit le Père de Vloo. Car, comme c’est la différence la plus visible avec le catholicisme, ils perdraient la face et seraient coulés pour longtemps dans la région.
- Et quand dans les discussions œcuméniques, reprit le Père Brabant, on leur fait remarquer que Jésus a changé l’eau en vin à Cana, ils rétorquent : « Ah, oui ! Mais Notre Seigneur n’a pas recommencé !
Bref, quand vous êtes invités dans la bonne société protestante de Bukavu, on ovus propose du fanta. Mais contrairement à tous les usages en vigueur sous les tropiques, où l’on doit décapsuler devant vous les bouteilles, afin que vous voyiez qu’elles sont scellées et que les verres sont propres et secs, on verse le liquide dans les verres à la cuisine. Mais avant, on a pris soin de vus demander, l’air de rien :
- Vous prendrez du fanta, ou bien du fanta fort ?
Foi et culture.
Notre recteur, Monseigneur Adolphe Kaningu, était un homme fort bon quoique peut-être même un peu trop bon (c’est sans doute ce qui lui a donné la force de me supporter !). En tout cas il était très fin et avait une bonne dose d’humour. Il avait été vicaire général et se laissait faire quand nous lui disions « Monseigneur », bien qu’il n’eût plus la fonction qui lui avait valu le titre.
Ce jour-là, on fêtait le cinquantième anniversaire de son baptême (il devait avoir douze ans environ, à l’époque) et le trentième anniversaire de son ordination sacerdotale. De plus, notre évêque Monseigneur Mulindwa Mutabesha M. M., son ancien condisciple, fêtait les mêmes anniversaires.
Grande fête, donc. Et comme on était chez les Ex-belges, les jours de fête il y avait des frites : le pays sombra par la suite dans une pauvreté telle que ce luxe nous devint inaccessible. En tout cas, ce jour-là, Monseigneur Kaningu se resservit en frites, en s’exclamant : « je ne savais pas qu’en me faisant baptiser, je changeais de culture ! »
Le temple, que dis-je, la cathédrale !
Toujours chez les Ex-Belges, on avait une bonne bière locale. C’est la fameuse « Primus », dont le slogan était : « Elle fait mousser la vie ! »
J’avais rencontré vers 1970 un jeune Belge qui m’avait dit qu’au Congo ex-belge les hommes politiques étaient tous ivres à neuf heures du matin, et que la seule industrie qui avait résisté aux guerres civiles, soulèvements et autres sécessions, était la brasserie : on aurait volontiers détruit la brasserie de l’adversaire pour porter un coup dur à son moral, mais c’était risquer des mesures de rétorsion du même ordre, ce qui serait inhumain. Il y avait donc, disait mon interlocuteur, une sorte de sanctuarisation des brasseries.
Naturellement, en arrivant, je ne dis mot de cet entretien. Je pensais qu’il devait y avoir une forte dose d’exagération chez un jeune déçu par la façon dont s’était faite l’indépendance.
Mais voilà qu’un soir Monseigneur Mulindwa devait se rendre, à la nuit tombante, à Mugeri, à une quarantaine de kilomètres au Nord de Bukavu. Ayant passé la journée en ville, je profitai de l’occasion.
La voiture, comme la route, suivait les contours sinueux de la rive du lac assombri quand j’entendis la voix grave de l’évêque, parlant dans sa barbe noire : « Nous arrivons au temple ! A la cathédrale !
Et sur la gauche, à ce moment, nous aperçûmes les lumières de l’usine de la Bralima – brasserie et limonaderie de la Maniema – où s’élaborait toute la Primus de la région.
Monseigneur m’expliqua. Lorsqu’en 1967 le mercenaire belge Schramme eût pris en une nuit, avec ses gendarmes katangais, les villes d’un tiers du Congo pour ennuyer le président Mobutu, il se replia en bon ordre sur Bukavu, d’où il pourrait s’exfiltrer vers le Rwanda quand le moment en serait venu. Il soutint le siège de l’Armée Nationale Congolaise tant qu’il eut des obus de mortier.
Mais un jour on vint à manquer de quelque chose de plus précieux que les munitions : la bière. On monte une expédition : plusieurs camions prennent la route qui longe le lac vers le Nord. On y est dominé par les collines tenues par l’ANC. Qu’importe : ils n’oseront pas tirer. S’ils le faisaient, ils savent pertinemment que Schramme bombarderait la Bralima et ils seraient privés de Primus.
Le convoi revint sans encombre à Bukavu. Chargé de bière.
Les chaussures des séminaristes.
Il y eut un jour une grande dispute entre anciens et modernes, au sein de la petite communauté des missionnaires Pères Blancs de la région des grands lacs : fallait-il ou non autoriser les grands séminaristes à porter des chaussures ?
Les anciens avaient de bons arguments contre. On ne voulait pas que le sacerdoce devienne un moyen d’ascension sociale. Les premiers prêtres congolais portaient soutane, c’était impératif. Mais ils allaient pieds nus, ils ne devaient pas se distinguer de la population par des signes extérieurs de richesse. Et les anciens avaient le pouvoir, et les séminaristes allaient pieds nus.
En vain les modernes faisaient valoir que la population évoluait, que de plus en plus de Noirs portaient des souliers, qu’il devenait malsain à la longue de perpétuer cette forme de discrimination entre le clergé indigène et le clergé missionnaire…
Rien n’y fit, pendant longtemps.
Or un séminariste se blessa au pied. C’était suffisamment grave pour qu’on craigne une infection. On l’autorisa donc à porter une chaussure. Oui, une. On ne transige pas avec les principes !
Longtemps après, un prêtre qui avait connu cela me confiait qu’un de ses condisciples en riait encore et disait : « Nous les Noirs orgueilleux voulions cacher nos pieds laids, tandis que par humilité les missionnaires blancs cachaient leurs jolis pieds ! »
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