Pageliasse

Pageliasse

Souvenirs à propos du Père André Marion

Souvenirs à propos du Père André Marion

 

                        J’ai connu le Père André Marion en étant son vicaire à Pont de Roide pendant quatre ans, de 1979 à 1983. Ecrire ce qui suit est pour moi une dette de reconnaissance envers lui qui m’a beaucoup aidé et beaucoup appris.

                        J’évoquerai ici des souvenirs qu’il m’a racontés, et des souvenirs de nos relations.

 

Jeunesse

 

                        Né juste avant le début de la Grande Guerre à deux pas du front, il a probablement été marqué plus que la moyenne par ces terribles événements. Après la guerre, un prisonnier allemand est venu servir chez ses parents. Il me disait : « Normalement je devrais savoir l’allemand ; mais ma mère interdisait à ce prisonnier de nous parler, pour que nous n’ayons pas l’accent. » On sentait chez lui un regret de ne pas avoir reçu une formation à la hauteur de ses capacités. En effet son curé a dit à ses parents, quand il eut manifesté les premiers signes d’une vocation sacerdotale, qu’il se chargerait lui-même de son instruction. Il n’a donc pas été au petit séminaire, et a fait son grand séminaire à Faverney, avec les vocations tardives – à cette époque un jeune qui entrait au séminaire à 18 ans « était » une vocation tardive. Il a d’ailleurs gardé un bon souvenir de la formation donnée par son curé, car par la suite il préconisait pour relancer la pastorale des vocations, de remettre en place des écoles presbytérales. Je pense aussi que sa foi, qu’il a toujours eu très grande, n’a pas été altérée par les ratiocinations de certains maîtres, et qu’en fait tout cela a été une chance pour lui.

 

 

La guerre et l’ordination.

 

                        La seconde guerre mondiale l’a vu dans la ligne Maginot. On a trop décrié cette fortification : elle a eu pour utilité de forcer les Allemands à faire un détour par le Nord, ce qui ne pouvait manquer de provoquer la réaction acharnée des Anglais. En tout cas le moral n’était pas au beau fixe. Le Père André racontait qu’un jour leur capitaine leur a annoncé que le port du casque devenait obligatoire : « Si jamais un avion allemand venait à percuter un de nos obus de DCA, des morceaux pourraient tomber sur nous. »

                        Dans la débâcle, quand vint l’ordre de se rendre, un Marseillais causa en jetant son fusil au fossé : « Eh bien voilà, au lieu d’obéir aux Anglais on obéira aux Allemands, et puis c’est tout ! » Par la suite, au camp de prisonniers, le même râlait ferme. Le Père André lui dit : « Tu te souviens quand tu as jeté ton fusil au fossé ? »

                        Au camp toujours, les séminaristes se dirent les uns aux autres : « Ecris vite sur tes papiers militaires « Aumônier ». Et ils se relayaient pour aller chaque matin chez le chef de camp se faire mettre à la porte après avoir demandé l’application des conventions de Genève stipulant que les aumôniers ne devaient pas être gardés captifs sauf pour le service des prisonniers.

                        Un jour vint où leur désir fut comblé : on les rassembla et les mit dans un train qui devait rejoindre la France en passant par la Suisse. Avant de passer la frontière helvétique, au démarrage du train, les compagnons de compartiment d’André Marion se moquèrent des soldats allemands de faction sur le quai. Ils eurent la désagréable surprise de trouver des soldats portant le même uniforme sur le quai de la gare de leur entrée en France. Un officier monta dans leur wagon, s’arrêta à leur compartiment, les regarda l’un après l’autre… et partit. Ils en furent quittes pour la peur. Sans doute avaient-ils eu la chance que cet officier ne soit guère en accord avec la politique nazie !

 

                        C’est ainsi que l’abbé André Marion put rentrer bien avant les autres prisonniers de guerre. Et il put être ordonné et commencer son ministère sacerdotal sous l’occupation.

 

 

Les débuts dans le ministère

 

                        Un jour, à une réunion de prêtres, un curé déclara : « Mes paroissiens ont mal voté, je fais mon binage à pieds. » Un binage est le fait de célébrer deux messes le même jour. Dans les campagnes, certains curés ayant deux paroisses devaient aller le dimanche de l’une à l’autre, ils le faisaient généralement en vélo ou en deux-chevaux à cette époque. Le jeune abbé Marion répondit : « Excusez-moi, Monsieur le curé, mais je ne vois pas le rapport.

- Apprenez, jeune homme, qu’un curé ne doit pas seulement prier pour que les péchés de ses fidèles soient pardonnés : il doit aussi les expier ! »

En racontant ce souvenir, le Père Marion commentait : « Quand on te dit ça, tu te ramasses ! »

 

                        Arrivant dans une paroisse, il va visiter un vieillard. Au cours de la conversation, il lui demande : « Vous n’êtes pas du pays ?

- Pourquoi me demandez-vous cela ?

- Parce que… fit l’abbé Marion, un peu gêné, parce que vous causez bien.

- C’est vous qui n’êtes pas d’ici ! Apprenez qu’il y avait autrefois ici une école tenue par les Frères, et ils nous enseignaient fort bien. »

Le Père Marion s’est sans doute encore une fois « ramassé » ! D’après les dates, on peut penser que ces Frères avaient été chassés lors des lois anticléricales vers la fin du dix-neuvième siècle.

 

                        Voyant que j’étais abattu à mon arrivée dans sa paroisse, le Père Marion me confia un autre souvenir. Il venait d’arriver dans son premier poste de curé. Après quelques semaines, il apprit qu’il avait dans le bourg une réputation de « mauvaise vie ». Il en fut extrêmement peiné et s’en ouvrit au médecin du village avec qui il s’entendait bien. Celui-ci le rassura :

- Dites, l’Abbé, vous voulez faire du bien ?

- Oui, bien sûr !

- Et vous croyez que le diable va vous laisser faire ? Vous ne devez pas vous laisser impressionner. Et voici pourquoi on vous fait cette réputation : vous aimez la marche, vous êtes allé vous promener sur le chemin où certains se donnent des rendez-vous galants ; il n’en faut pas plus. »

Le Père Marion ne se laissa plus prendre au piège de la réputation.

 

 

La nomination à Pont-de-Roide

 

                        Le Père André Marion fut nommé à Pont-de-Roide par le Pape Pie XII en personne. Il y avait à ce temps-là une particularité du droit canon qui stipulait que les recteurs des basiliques étaient nommés par le Pape lui-même ; les recteurs quittant leur charge l’étaient aussi dans leur nouveau poste. Mais ce qui peut nous étonner, c’est que celui qui succédait à un nouveau recteur dans son ancien poste était lui aussi nommé par le Pape. Le Père Marion était dans ce cas.

                        Un jour qu’il y avait de nombreux prêtres à déjeuner à la cure de Pont-de-Roide, le Père André déclara : « J’ai retrouvé un vieux parchemin, cela va vous faire rire ! » Et il partit vers son bureau et revint avec la nomination signée de Pie XII. Il y avait là un très proche collaborateur de l’évêque, cela ne le fait pas rire du tout. Car cela rappelait que le Père Marion avait été nommé avant le Concile Vatican II, et qu’il était donc inamovible. Le système actuel, où les curés ne sont nommés que pour un temps, favorise la pensée unique dans les diocèses : celui qui viendrait à émettre une pensée autre à propos de la pastorale diocésaine se verrait rétrogradé au rang de vicaire à la fin de son mandat. Le Père André, lui, était un homme libre.

                        En 1983, les pressions pour qu’il parte se firent plus précises. On lui raconta que le nouveau code de droit canon avait supprimé les curés inamovibles. Mais je m’étais procuré un exemplaire de ce code, alors qu’il n’était pas encore traduit du latin au français. Il s’ouvrit à moi de son souci. Je pus le rassurer : si les nouvelles dispositions autorisaient bien les nominations de curé à temps déterminé, la loi générale n’avait pas changé ; de plus, cette nouvelle disposition affectait les nominations à venir, elle ne pouvait avoir d’effet rétroactif ; enfin, si on venait à l’ennuyer, il pourrait faire appel à Rome, et on lui rendrait d’autant plus vite justice que sa nomination était signée de Pie XII en personne.

 

 

Franc-parler

 

                        Un jour, avant la création du diocèse de Belfort-Montbéliard, il est allé faire des remontrances à l’archevêché de Besançon : on venait de nommer un jeune prêtre dans un poste où il avait pour seul ministère des aumôneries d’action catholique. « Non mais vous avez de la M… dans les yeux ou quoi, demanda-t-il ? Tous ceux que vous avez ainsi nommés sont partis pour se marier et vous continuez ! »

                        Une fois il alla à l’enterrement d’un confrère, un curé qui n’allait pas être remplacé. Il n’y avait pas seulement l’évêque de Belfort, mais aussi l’archevêque de Besançon, le prêtre ayant eu un poste pour les deux diocèses. Le Père André en revint abattu : « Aucun des deux évêques n’a profité de l’occasion pour parler des vocations ! »

                        A quelque temps de là, je lui montrai, dans le bulletin commun aux deux diocèses de Besançon et de Belfort-Montbéliard, un compte-rendu du conseil épiscopal de Besançon. On y lisait que désormais l’équipe épiscopale avait déterminé sa position : quand un prêtre cessait son ministère, il fallait ne pas le remplacer, pour laisser aux laïcs un espace d’initiative. Ces messieurs qui se nommaient eux-mêmes « équipe épiscopale », comme s’ils avaient été tous évêques, manifestaient leur mépris des simples prêtres dont la présence constituait un obstacle aux initiatives des laïcs : les prêtres, en haut lieu, on n’en voulait plus. Ce détail avait échappé au Père Marion. En le relisant il faisait des bonds. Encore une fois il en fut abattu.

                        A quelque temps de là il déclara dans une réunion de confrères que quand un prêtre mourait, à l’évêché on chantait un Te Deum. Ce chant en latin est un chant d’action de grâces et de victoire. Naturellement ce propos fut rapporté en haut lieu. Et le vicaire général lui fit savoir qu’on n’avait pas apprécié. « Je l’ai dit et e le répète, fit le Père André : vous chantez un Te Deum quand un prêtre meurt. » Il me raconta la scène. Je lui répondis que je ne savais pas ce qui les avait le plus blessés : qu’il leur dise qu’ils se réjouissent de la mort d’un prêtre, ou que quand ils se réjouissent ils chantent en latin !

 

 

Un vicaire difficile

 

                        Quand j’arrivai à Pont-de-Roide, je sortais d’une expérience très négative dans une autre paroisse ; un confrère ne s’est jamais relevé du traumatisme vécu là avant que j’y sois nommé. Mais moi j’ai eu la chance de rencontrer le Père André Marion. Il fut avec moi d’une très grande patience, alors que je n’étais pas à prendre avec des pincettes. Par exemple pour éviter les abus liturgiques et pour protester contre la façon dont j’avais été traité, je refusais toute concélébration – et à cette époque, un grand nombre imaginait qu’elle pouvait être obligatoire, ce qui est contraire à sa nature même.

                        Progressivement je me rendis compte de la qualité exceptionnelle de cet homme de foi. Et nous sommes devenus amis. J’ai énormément apprécié qu’il me laisse une grande marge d’initiative. J’ai pu ainsi mettre au point une méthode de catéchisme pour les enfants de sixième, qu’il m’avait confiés. Au tout début les catéchistes furent plutôt surprises, mais elles constatèrent que ce que je leur faisais faire les intéressait et intéressait les enfants, si bien qu’après mon départ elles continuèrent à utiliser les schémas que je leur avais donnés pendant quatre ans. Le Père Marion m’avait encouragé, soutenu, et poussé à donner le meilleur de moi-même.

                        Malgré tout j’eus l’occasion de lui donner du souci. Un autre prêtre avait discuté avec le pasteur protestant de la possibilité de pratiquer les « échanges de chaire » : cela consiste à faire prêcher le prêtre pendant le culte au temple, et le pasteur pendant la messe à l’église. Cette pratique semble ne pas poser de problème en théologie protestante, mais elle en pose d’énormes dans la théologie catholique du sacerdoce et de la messe, et c’est pourquoi elle est interdite. Or c’est des lèvres du pasteur que j’ai appris que cette discussion avait eu lieu !

                        Les mauvais traitements que j’avais subis précédemment ont fait que dans un premier temps je n’ai pas réagi, ce qui fit paraître encore plus forte ma réaction dans un deuxième temps, après que le conseil paroissial ait dit son accord de principe. Je déclarai donc en chaire que cette pratique n’était pas permise. Le Père Marion en fut extrêmement gêné, mais dans son humilité il ne m’en a pas tenu rigueur. J’écrivis à l’évêque une lettre argumentée pour lui expliquer mon point de vue ; il ne répondit pas. Mais il suscita une réunion de tous les prêtres et de tous les laïcs engagés du doyenné, et là il prétendit que les évêques français l’avaient autorisé.

                        Le lendemain je repris mes esprits et je lui écrivis en lui demandant le texte de l’autorisation. Il répondit cette fois et je compris pourquoi il n’avait pas répondu la première fois : cette autorisation n’existait pas. Je montrai sa réponse au Père Marion, qui fut d’accord avec moi : s’il n’y a pas de texte d’autorisation, il n’y a pas d’autorisation tout court – l’Eglise en effet est une société de droit, où il n’y a pas de place à l’arbitraire, fût-il épiscopal. Il n’y eut pas d’échange de chaire à Pont-de-Roide tant que le Père Marion en fut le curé.

 

La suite

                        On comprend que dans ces conditions j’aie préféré prendre le large et je suis parti comme missionnaire fidei donum au Zaïre, où je suis resté six ans. Le diocèse de Belfort-Montbéliard ne m’envoyait pas un centime. Heureusement le Père André m’envoyait des honoraires de messes, sans quoi je n’aurais pas eu de quoi me vêtir.

                        Nous sommes toujours restés en relation épistolaire, et il me répondait régulièrement. Il a toujours gardé l’espérance surnaturelle en l’avenir de l’Eglise. Ce n’est pas le moindre bien qu’il m’ait fait.

 

Ajouté le 20 mai 2020 : à Mathay

                        Quand la paroisse de Pont de Roide devint trop lourde pour lui, il se retira avec sa sœur dans une maison située à Mathay, non loin de Pont de Roide. Cette petite paroisse n’avait plus de curé, et le Père Marion fut nommé modérateur de l’équipe locale. On lui enjoignit de ne pas dire la messe dominicale un dimanche par mois – comme si la messe n’était pas une nécessité vitale pour un chrétien ! Souvent on lui demandait, ce dimanche-là, de dire la messe ailleurs. Alors les gens de l’équipe lui demandaient : « Ne pourrions-nous pas faire venir un autre prêtre, celui qui est retiré à Pont de Roide ? » Bien d’accord mais ne pouvant le dire ouvertement, le Père Marion répondait : « C’est vous qui décidez. » Et, nous l’avons vu, c’était bien dans la logique des dirigeants du diocèse à ce moment-là : l’initiative aux laïcs ! Ainsi les fidèles de Mathay n’étaient pas privés de la messe.

                        Un paroissien de Mathay, Guy Emonnot, entreprit d’écrire l’histoire de sa ville. Ce travail d’érudition fut fait en plusieurs volumes. Et l’auteur fit une biographie du Père Marion : c’est pour lui que ces pages ont été rédigées.

 

Abbé Bernard Pellabeuf



20/05/2020
0 Poster un commentaire
Ces blogs de Religion & Croyances pourraient vous intéresser

Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 70 autres membres