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Quelques composantes culturelles de nouvelle évangélisation

Une contribution en marge du Synode de 2012

 

Quand j'ai publié ce texte, je n'ai pas été compris : il manque d'un certain habillage universitaire. Pourtant je reste convaincu que ma méthode est bonne : s'il y a besoin d'une nouvelle évangélisation, c'est parce que la culture a changé ; une preuve de cette dimension culturelle est que si Saint Jean-Paul II parlait de nouvelle évangélisation pour les peuples occidentaux, pour les peuples d'évangélisation récente il parlait d'inculturation. Je reste également persuadé que dans changement culturel, il y a le fait que le rapport de l'homme à soi-même et au monde s'est extraverti ; le fait qu'on raisonne en termes mathématiques même en dehors du champ normal de leur application ; qu'on est passé d'une mentalité de la transcendance à une mentalité de l'immanence ; que tout cela enfin nous fait perdre l'intelligence des symboles alors que les cultures "premières" (au sens où l'on parle "d'arts premiers" peuvent nous revitaliser dans ce domaine.

 

 

Table des matières

 

Avant-propos

        1. L’homme réel et l’intellectuel
        2. La terre est ronde
        3. Les mathématiques
        4. Transcendance et immanence
        5. Mater et Magistra
        6. Hegel et Léviathan
        7. Nouvelle évangélisation et inculturation

Sursum corda !          

 

Avant-propos

 

« Jamais Concile n’a connu une si large préparation, jamais on n’a sondé de manière aussi ample l’opinion catholique. Non seulement les évêques, les universités catholiques et les supérieurs généraux des Congrégations ont exprimé leurs opinions au sujet des problèmes conciliaires, mais aussi un grand pourcentage de catholiques laïcs et même de non-catholiques. »

 

Ces mots du Bienheureux Jean-Paul II, prononcés vers la fin du Concile alors qu’archevêque de Cracovie il était interrogé par des compatriotes à Rome, et rapportés par Mieczyslaw Malinski (1), nous serviront à justifier la publication des réflexions qui suivent.

 

En effet l’institution synodale aura sa pleine efficacité si tous les catholiques se sentent concernés par ce qui se passe à Rome. Ainsi l’exhortation apostolique post-synodale « Verbum Domini », pour remarquable qu’elle soit, tout en insistant sur l’importance des genres littéraires et de la méthode historico-critique pour l’interprétation des livres bibliques (2) et alors qu’elle salue le rôle des artistes (3), ne dit rien de l’utilité de l’enseignement des lettres ou de l’histoire sans lequel le grand nombre sera bientôt incapable de saisir ce qu’est un genre littéraire ou une argumentation sur l’historicité des évangiles : car ceux qui nous gouvernent ont tendance à éliminer ces matières de l’enseignement, ou du moins à réduire dramatiquement leur importance. Pour mineure qu’elle soit dans « Verbum Domini », cette lacune n’en est pas moins réelle.

 

Il serait donc bon, lors de la préparation de chaque session du synode des évêques, d’inviter tous les catholiques à réfléchir à ce que le thème de la session peut signifier pour eux, par rapport à leurs préoccupations habituelles, de trier ce qui est d’intérêt général, et de trouver comment le synthétiser pour une exploitation ecclésiale.

 

 

  1. L’homme réel et l’intellectuel

 

Une des conditions de la nouvelle évangélisation est de se demander quel est l’homme auquel elle s’adresse : quelle est sa mentalité, précisément. Deux écueils se présentent aussitôt : ne considérer l’homme occidental que tel qu’il se rencontre chez les grands intellectuels, d’une part, et d’autre part renoncer à faire le tri dans la mentalité qu’on trouve chez le grand nombre.

 

La première erreur a été faite, semble-t-il, par plusieurs acteurs du Concile Vatican II : on a considéré l’œuvre de quelques grands écrivains, qui se voulaient « humanistes athées », et l’on a cru y trouver le paradigme de l’homme moderne, auquel il fallait adresser le message évangélique. Or cet échantillon n’était pas représentatif, il s’en faut de beaucoup, car ces intellectuels avaient une culture beaucoup plus vaste que la majorité, dont ils cherchaient d’ailleurs, le plus souvent, à se distinguer. En outre, leurs préoccupations humanistes n’étaient chez la plupart qu’une façon de conserver quelques éléments du patrimoine chrétien, éléments dont ils ne voulaient pas se défaire malgré leur athéisme. Quand Paul VI a proclamé qu’à Vatican II le culte de l’homme avait rencontré le culte de Dieu (« Religio, id est cultus Dei, qui homo fieri voluit, atque religio - talis enim est aestimanda - id est cultus hominis, qui fieri vult Deus, inter se congressae sunt. ») (4), il croyait sans doute avoir proposé avec le Concile une bonne façon de convaincre l’homme moderne qu’il trouverait dans l’Eglise l’aboutissement de ses préoccupations les plus hautes. En fait l’homme moderne n’en avait cure : chez l’intellectuel, le « culte de l’homme » n’était la plupart du temps qu’une façon de mieux asseoir son athéisme, tout comme chez l’instituteur laïc d’antan l’enseignement de la morale était un moyen de répondre aux apologistes chrétiens, qui lui prédisaient avec raison l’effondrement de la morale dés lors qu’elle n’était plus fondée sur Dieu. Chez l’homme du peuple l’effacement de la culture traditionnelle abrogeait tout souci de transcendance. Plus généralement, l’attention de l’Eglise à la culture contemporaine ne doit pas se limiter aux grands artistes et aux écrivains illustres, qui très souvent se distinguent nettement de leurs contemporains : il faut sonder aussi les reins et les cœurs des gens des rues.

 

La deuxième erreur consiste à refuser de faire le tri dans la mentalité des hommes que l’Eglise côtoie et qu’elle doit évangéliser, pour se contenter de les « accompagner » ; on voit tout ce que cette attitude a de pernicieux par exemple dans le domaine de la morale, où sous prétexte de faire bon accueil aux pécheurs, on oublie la petite phrase de Jésus à la femme adultère : « Désormais ne pèche plus. » Cette erreur a été faite par un grand nombre de pasteurs catholiques chargés de la mise en œuvre du Concile. Car si l’herméneutique de la rupture l’a emporté jusqu’ici chez ces pasteurs, c’est parce qu’elle sous-entend que l’humanité est arrivée aujourd’hui à un tel degré de développement dans tous les domaines, y compris celui de la conscience, qu’il nous est possible de repenser tout ce que nos pères dans la foi n’avaient fait qu’entrevoir ; et pour cet « aggiornamento » de la pensée catholique il faudrait prendre précisément pour mesure la culture contemporaine. La faiblesse de l’Eglise dans les pays de tradition chrétienne vient avant tout, semble-t-il, de ce qu’on a cessé de purifier la culture au moyen de la Révélation, et qu’au contraire on a cru devoir soumettre celle-ci aux critères de celle-là.

 

Demandons-nous donc ce qu’a en tête l’homme qui est l’objet de la nouvelle évangélisation. Il y a sans doute bien d’autres remarques à faire que celles qui suivent ; mais on ne peut ignorer tout à fait celles-ci. La première est que l’homme d’aujourd’hui a l’habitude de dire que la terre est ronde, ce qui implique une certaine sortie de lui-même ; la seconde est que son esprit est pétri de mathématiques ; enfin qu’il baigne dans un climat d’immanentisme. A chacune de ces caractéristiques de la mentalité contemporaine on proposera des indications à prendre en compte pour l’évangéliser. Après avoir exploré ces facteurs de résistance à l’évangélisation externes à l’Eglise, on suggèrera quelques idées sur le rapport de celle-ci au monde et sur son organisation.

 

 

  1. La terre est ronde

 

On sourira sans doute de voir évoquée ici une pareille évidence : qu’est-ce que le fait de savoir que la terre est ronde peut bien avoir à faire avec l’évangélisation ? C’est que beaucoup de nos méthodes anciennes d’apostolat s’adressaient à des gens qui n’en avaient cure, et que savoir cela change beaucoup de choses dans les mentalités.

 

On dit généralement que les Anciens croyaient que la terre était plate : la vérité est plutôt qu’ils ne se posaient pas la question. La terre, ils la sentaient sous leurs pieds, et ils la cultivaient, et ces considérations suffisaient dans le cadre d’une existence où la survie n’était guère assurée. Seule une minorité de privilégiés avait assez de loisirs pour penser à la forme de la terre, et généralement leurs conclusions mettent en défaut l’affirmation qu’ils se trompaient.

 

Ce qu’il faut remarquer pour notre propos, c’est que l’homme a pris l’habitude de considérations abstraites, qui le font s’examiner de l’extérieur, au lieu de se prendre en charge de l’intérieur. Quand il considère que la terre est ronde, il ne se demande plus ce qu’elle est, expérimentalement, pour lui. Avec en tête cette idée et bien d’autres du même genre, il perd l’habitude de raisonner sur son vécu, il risque de devenir incapable de se saisir de ses émotions pour ne pas les subir, incapable même d’analyser ses sentiments qu’il vit par conséquent comme des passions sur lesquelles il n’a aucune prise. Et peut-être faut-il aussi voir dans les causes de ce changement de mentalité des phénomènes aussi variés que la généralisation du miroir qui fait se considérer de l’extérieur, ou encore l’invention de la photographie, et aussi dans un autre registre la généralisation de l’écriture qui a fait passer l’ouïe au second rang après la vue.

 

Le chanoine Caffarel notait que l’Eglise ne passait pas assez de temps à enseigner la prière. Il semblait penser qu’elle se trompait ainsi depuis longtemps, peut-être depuis toujours. Mais sans doute une telle initiation n’était-elle pas aussi nécessaire chez des hommes qui, vivant et raisonnant au niveau du ressenti, étaient immédiatement en rapport avec le Christ en écoutant le récit de ses miracles et de sa passion, et pouvaient aussitôt entrer en prière. Tandis qu’aujourd’hui les mêmes récits n’évoquent plus guère pour la plupart qu’un spectacle extérieur, qui ne les concerne pas plus qu’une émission de télévision.

 

La réponse à ce défi nous est donc donnée par le chanoine Caffarel : il faut initier les fidèles à la prière. Un excellent moyen est sans doute la « prière du cœur », ou « prière du nom de Jésus » mais il faudra sans doute de nombreuses expériences pour dégager les meilleures façons de faire, tout en se souvenant que la diversité des fidèles s’accommode mal de l’uniformité des méthodes pastorales. Il faudra aussi souligner les liens entre la prière du cœur et la récitation du rosaire, et baser la méditation contemplative sur le lien instauré par la prière du cœur et le rosaire entre le fidèle et le Christ.

 

Mais il ne faut pas se contenter d’un enseignement pratique conduisant à expérimenter l’intériorité. Il faut développer à nouveau une catéchèse de l’âme. La doctrine traditionnelle de l’Eglise est claire là-dessus, il est surprenant que la pastorale, induite en erreur par une exégèse en déroute pour avoir suivi massivement les conclusions de gens n’ayant pas reçu la confirmation, ait délaissé ce thème fondamental (5). On relèvera ici un seul aspect parmi tous ceux qui devront à nouveau être développés : le catéchisme de l’Eglise catholique affirme que l’âme est forme du corps. Cette pensée est extrêmement féconde dans la mentalité moderne qui insiste sur le rôle de la matière, et l’on ne peut que regretter que l’appel de Vatican II et l’injonction du code de droit canon, voulant que les séminaristes soient formés à l’école de Saint Thomas d’Aquin, aient été si peu entendus (6). En tout cas, seule une formation intellectuelle solide sur l’intériorité permettra à nos fidèles de rendre compte auprès de ceux qu’ils évangélisent de ce qu’ils auront expérimenté dans la prière.

 

 

  1. Les mathématiques

 

Là encore on s’étonnera qu’on parle des mathématiques à propos de la nouvelle évangélisation. C’est qu’on pense généralement que les mathématiques sont neutres : c’est une erreur. Car, selon la façon dont on les enseigne, elles servent ou desservent la foi et donc l’homme.

 

A-t-on remarqué que beaucoup de lycéens sont incapables de répondre à la question « Qu’est-ce qu’un nombre ? » On leur fait manier des nombres à longueur de journée sans jamais leur donner le moyen de critiquer ce qu’on leur fait ingurgiter. Et c’est un petit amusement de dire à des collégiens de demander à leur professeur ce qu’est un nombre : certains ne répondent même pas. Alors proposons une définition du nombre : c’est un instrument de mesure qui se trouve dans la pensée. Laissons aux philosophes le soin de préciser, et de nous dire si oui ou non les nombres ont une existence en dehors de l’esprit humain : le traité des idées en Dieu de la Somme Théologique devrait leur fournir des éléments…

 

Mais si les nombres sont bien, comme on peut le penser, des instruments de mesure, alors les mathématiques ne servent qu’à penser à ce qui se mesure, c'est-à-dire à la matière. Les mathématiques sont devenues l’instrument des matérialistes qui nous gouvernent car puisqu’on ne peut penser sans utiliser de mots, en développant chez les jeunes le vocabulaire scientifique au détriment de celui des humanités, on rive leur pensée à la matière, en les privant des moyens de raisonner sur ce qui ne se mesure pas : les émotions, les sentiments, les devoirs et tout ce dont parlent la métaphysique et la religion : de la sorte cette culture mathématique envahissante vient renforcer l’inaptitude à l’intériorité dont il était question plus haut.

 

Ainsi chacun peut en faire l’expérience : demandez à des jeunes si le monde est infini ; une quasi-unanimité répond affirmativement. Or ils sont tout surpris quand on leur fait remarquer que si l’étoile la plus éloignée de la terre – ou le photon sorti de cette étoile le plus éloigné de nous – existent réellement, ils sont à une distance limitée de la terre. Donc l’infini ne mesure rien de réel ! La notion d’infini sert simplement à nous assurer que quel que soit l’être qu’on découvrira au-delà du plus éloigné actuellement connu, on pourra toujours mesurer la distance réelle entre lui et nous.

 

D’où vient donc cette erreur commune ? C’est qu’on n’a pas appris à distinguer entre l’être mathématique qui sert à mesurer et l’être réel qu’on cherche à mesurer. La tradition appelle le premier le nombre nombrant, le second le nombre nombré ; on peut préférer dire le nombre mesurant et la réalité mesurée. Le monde, dans l’exemple précédent, est la réalité mesurée, tandis que l’infini est le nombre mesurant – dans lequel le monde est toujours englobé quand il est considéré sous le rapport de ses dimensions.

 

La même remarque vaut avec le temps. Lui aussi est de l’ordre du nombre mesurant, car il sert à mesurer la réalité changeante : sans changement il n’y a pas de temps, car le temps a pu être défini comme la mesure de mouvement – mais cette appellation traditionnelle peut être remplacée par mesure du changement, car la notion de mouvement a évolué pour ne plus désigner que le changement local.

 

Cette absence de vision critique par rapport aux mathématiques explique que les jeunes soient hermétiques aux discussions traditionnelles comme celles autour de l’idée de création ou de l’existence de Dieu. Ces discussions se font à partir d’un être réel, l’univers que nous mesurons dans l’espace et le temps. Beaucoup de nos contemporains sont incapables de faire cette distinction et par conséquent de raisonner sur l’essentiel.

 

Un autre exemple de l’assujettissement de la pensée contemporaine aux mathématiques est la façon dont nos dirigeants traitent les êtres humains. Ils semblent bien considérer ceux qu’ils gouvernent non comme des êtres de chair et de sang, mais comme des points : par un point on peut faire passer une infinité de droites, et par un « homo œconomicus » on veut faire passer une infinité de relations ; ainsi s’explique qu’on le déracine sans pitié pour les besoins de l’économie. Nous devons être conscients de ce que beaucoup de ceux qui peuvent paraître nos adversaires le sont par impossibilité intellectuelle de comprendre notre point de vue, et que cette faiblesse culturelle explique même chez nombre de clercs et de fidèles la résistance à l’enseignement du Magistère.

 

Il est donc urgent pour la nouvelle évangélisation de prendre la mesure (c’est le cas de le dire !) des enjeux culturels. Il convient de développer un enseignement sur ce qu’est le nombre, gageons qu’on en aura très vite des résultats. Les élèves, sachant qu’il y a différents types de réalités et donc différents types de raisonnements, retrouveront le goût de la réflexion humaniste, sur ce qui donne du sens à la vie. Mais on peut facilement se persuader que même leurs résultats en sciences en seront améliorés. L’enseignement catholique peut être une chance pour la nouvelle évangélisation s’il cesse de singer l’enseignement public, et s’il propose une véritable culture équilibrée, faisant non seulement la part aux sciences et aux lettres, mais surtout les harmonisant heureusement dans « des têtes bien faites ».

 

 

  1. Transcendance et immanence

 

Un autre aspect de la mentalité actuelle dans les pays de nouvelle évangélisation est qu’on est passé d’une mentalité de la transcendance à une mentalité de l’immanence. Pour faire court, disons qu’est immanent ce qui reste à l’intérieur d’une réalité, transcendant ce qui la dépasse. Or nous vivons en plein immanentisme : la majorité de nos contemporains veut se développer de son propre mouvement, sans structures reçues de l’extérieur, comme si la finalité de l’homme et les moyens de l’atteindre se trouvaient en lui-même. On pourrait en donner de multiples exemples, comme le fait que le fast-food a évacué le knife and fork drill, ou que le T-shirt ait remplacé la veste, mais qu’il suffise de mentionner l’hédonisme où l’on veut « tout, tout de suite » avec entre autres le désir de se passer de toute norme morale en amour, ou encore le rejet, au niveau des communautés, des structures que sont les corps intermédiaires. Et il n’est pas difficile, à ceux qui ont connu l’avant Mai 68, de se remémorer le rôle de toutes sortes de contraintes, les unes conformes à la nature, les autres conventionnelles, qui régissaient nos vies, pour admettre que nous étions dans une culture de la transcendance, en ce sens qu’on pensait atteindre le but de la vie humaine grâce à des appuis externes permettant de pallier les limites de la nature humaine et même de les surmonter.

 

Or ces deux mentalités, de l’immanence et de la transcendance, engendrent des spiritualités différentes, et à la limite divergentes dans leurs expressions excessives. D’un côté on insiste sur l’immanence de Dieu et sa proximité, ainsi que sur la liberté des enfants de Dieu avec tous les thèmes connexes. De l’autre côté, on insiste sur la transcendance de Dieu, sa radicale distance par rapport à la créature, sur le péché et la nécessité de la pénitence, sur les commandements, etc. Or, contenues dans de justes limites, ces deux spiritualités sont bonnes, et complémentaires. Cette complémentarité est à mettre en valeur, pour éviter des excès qui, dans un sens ou dans l’autre, conduisent à ne plus aller vers Dieu, mais vers une image qu’on s’en fait. C’est pourquoi avec Saint Thomas d’Aquin on gagne à se souvenir que, si la transcendance est première par rapport à l’immanence, toutes deux sont précédées par la simplicité de Dieu qui les fonde ; car dans la simplicité de Dieu on trouve ce qui fait sa différence par rapport à nous : l’absence de toute division en Celui qui est un.

 

En raison sans doute de sa perméabilité aux idées à la mode, la conscience de beaucoup de catholiques s’est laissée gagner par ce courant de pensée immanentiste. L’erreur pastorale qui a été généralement commise et qui a accéléré la désaffection de nombreux fidèles fut de croire que ce passage de la mentalité de la transcendance à celle de l’immanence était un progrès en soi, et que la nouvelle spiritualité devait en conséquence être imposée à tous. Et cette erreur a été démultipliée par une volonté d’aller aux extrêmes de la nouvelle mentalité, volonté due à ce qu’on a ensuite appelé l’herméneutique de la rupture : l’idée était que l’Eglise avait changé ! Ainsi on a délaissé dans la catéchèse ou la prédication l’exposé du dogme – certains s’offusquent de l’expression « contenu de la foi » - ou le rappel des commandements ou des fins dernières, on a de même exclu de la liturgie tout ce qui rappelait le sacré avec notamment l’abandon du latin contre le vœux des Pères de Vatican II, l’obligation de communier en recevant l’hostie contre l’avis de Paul VI, le tout sur un fond d’abus disciplinaires, de manquement moraux graves, de contestations des dogmes les mieux établis.

 

Ces abus, auxquels pendant des décennies la plupart des évêques nommés par le Pape ont négligé de s’opposer, et que même, en certains cas, ils ont voulu imposer à ceux qui résistaient, ont provoqué chez beaucoup un sentiment de profonde détresse car le Pontife romain ne manifestait pas son désaveu des abus par des actes proportionnés. Dans ce climat, certains parmi les opprimés ont proposé une partition du rite romain en deux rites : car les différents rites de l’Eglise catholique on pour but de conserver par des normes liturgiques et disciplinaires des spiritualités issues de cultures différentes. Puisque deux mentalités étaient en présence et que les spiritualités en sont devenues incompatibles, il fallait trouver une solution pour mettre à l’abri du despotisme pastoral les fidèles, prêtres et laïcs, qui voulaient suivre le Pape en ce qu’il disait et promulguait.

 

Puisque la solution d’une partition du rite romain a été exclue, le problème demeure, à peine moins urgent qu’il y a dix ou quinze ans. Car aujourd’hui encore on peut se faire lyncher par des responsables ecclésiastiques si l’on demande l’application d’une instruction  romaine, tandis qu’on peut impunément critiquer le dogme, la morale ou la discipline de l’Eglise tout en conservant de hautes fonctions. La nouvelle évangélisation ne se réalisera pas sans qu’il soit répondu à ce défi des deux mentalités et que l’unité soit réalisée dans la diversité. On doit en attendant s’inspirer de ce qui a été fait pour quelques-uns avec la commission Ecclesia Dei, pour permettre à d’autres d’échapper aux contraintes imposées en contradiction avec la volonté exprimée par les Souverains Pontifes successifs. L’ampleur de la crise exige des mesures appropriées et il semble qu’on doive plus particulièrement aujourd’hui recourir aux possibilités offertes par la juridiction immédiate du Pape sur chacun des fidèles : ce n’est pas pour rien que la Providence l’a fait exprimer à Vatican I et rappeler à Vatican II (7).

 

Peut-être faut-il rompre avec le modèle grégorien de gouvernement de l’Eglise – mais sans en perdre les avantages. Tout en maintenant les prérogatives du Saint Père, on pourrait remplacer les ensembles territoriaux par des ensembles spirituels. D’ailleurs le processus est déjà en route, avec par exemple la variante du missel romain qu’on a appelé « rite zaïrois de la messe », ou encore avec les ordinariats destinés à accueillir des frères autrefois séparés. Qui ne voit d’une part l’efficacité qu’on obtiendrait ainsi en libérant des énergies évangélisatrices variées qui s’annulent en coexistant au sein de structures monolithiques, et d’autre part les avancées probables en matière d’œcuménisme ?

 

Notons ici un aspect de la crise interne à l’Eglise, qui est doublement en lien avec l’immanentisme : la pédagogie appliquée dans la catéchèse de nombreux diocèses est fondée sur une anthropologie – psychologique et sociologique – non critiquée, que ce soit au niveau de la philosophie ou à celui de la théologie. C’est une première manifestation de l’immanentisme que de cesser de critiquer les apports des philosophies du monde à la lumière de la Révélation, c’en est une seconde que de vouloir faire dire par les enfants eux-mêmes ce qu’on doit en fait leur donner de la part de Dieu. Car on a souvent voulu fonder toute la catéchèse sur la méthode inductive, mais en oubliant que cette méthode devait tenir compte non seulement du vécu profane des enfants, mais aussi de leur expérience proprement religieuse : on a exclu celle-ci comme un apport extérieur, voulant que les enfants découvrent tout par eux-mêmes. Or puisque la philosophie ne peut à elle seule faire connaître un grand nombre de vérités fondamentales comme le mystère de la Sainte Trinité, il est clair qu’une méthode inductive excluant l’apport de la Révélation ne peut que limiter la catéchèse aux préoccupations naturelles des enfants sans les ouvrir au dessein surnaturel de Dieu sur eux. Certes, un grand nombre d’enfants viennent au catéchisme sans avoir eu de formation religieuse dans leurs familles, mais c’est une injustice grave à l’égard des familles authentiquement catholiques que de traiter leurs enfants comme ceux qui n’ont pas d’expérience religieuse. En tout cela aussi, l’Eglise, Mater et Magistra, se doit d’examiner son rapport au monde qui passe.

 

 

  1. Mater et Magistra

 

Si l’Eglise est Mère et Maîtresse, l’enseignement catholique doit être pour elle une priorité. De même que la philosophie dépérit si elle perd tout lien avec la théologie, de même la culture devient insignifiante si elle n’est pas ouverte à la Révélation. Du reste, nous l’avons suggéré dés l’avant-propos, la destruction des humanités classiques rend un grand nombre de nos contemporains incapables de saisir d’importantes argumentations sur la Bible, ses genres littéraires et son historicité.

 

C’est pourquoi on doit reconsidérer le rôle de l’enseignement catholique. Une révolution culturelle a eu lieu, sous l’action conjuguée des libéraux et des révolutionnaires. Pour ceux-ci, il s’agissait de « faire du passé table rase », et l’échec du communisme dans le domaine de l’économie, qu’il considère comme fondamentale, a provoqué une sorte de fuite en avant chez les néo-marxistes : si l’économie des pays socialistes a périclité, semblent-ils penser, c’est que la révolution politique doit se doubler d’une révolution culturelle ; quand l’homme sera entièrement débarrassé des valeurs traditionnelles, on pourra espérer transformer la société de façon durable. Mais les libéraux, dont les considérations fondamentales portent également sur l’économie, aboutissent aux mêmes conclusions : ils prétendent vouloir donner aux jeunes une formation adaptée à l’économie moderne mais sous ces déclarations se cache souvent la volonté d’empêcher toute réflexion visant à adapter l’économie à l’homme, qui aboutirait à restreindre les pouvoirs de l’oligarchie financière. Nous avons beaucoup à gagner en rappelant que l’économie est faite pour l’homme, et non l’inverse, et à en tirer les conséquences dans nos écoles.

 

L’investissement de l’Eglise dans le monde de l’enseignement doit donc être réévalué. La plupart du temps on a retiré des écoles les religieux et les prêtres en raison de la pénurie des vocations. C’était une double erreur. D’abord il est évident que si les vocations se dessinent durant l’enfance et l’adolescence, la pastorale des vocations se joue en grande partie sur la présence des consacrés dans les écoles. Mais pour le propos qui est le nôtre dans ces lignes, la présence de consacrés dans le monde de la culture sur les lieux où elle se transmet est une nécessité afin de mettre la culture au service de la transfiguration de ce monde qui passe.

 

Mais ne sommes-nous pas en train de rêver, en évoquant une évangélisation de la culture dans les écoles catholiques ? On peut se poser la question, quand on sait que dans certains établissements d’enseignement catholiques les élèves ne reçoivent aucune formation religieuse et que des chapelles ont été transformées en gymnases, ou encore que lors de certains voyages scolaires la messe dominicale n’est plus proposée, pas même en option : les catholiques ne sont plus chez eux dans leurs propres établissements !

 

 

  1. Hegel et Léviathan

 

Toutefois cet investissement de l’Eglise dans l’enseignement ne sera rentable que dans la mesure où l’enseignement jouira d’une véritable autonomie par rapport à l’Etat. La notion même d’éducation nationale doit être critiquée. Ce sont les parents qui sont les premiers éducateurs, et les vrais responsables de l’éducation. Dans certains pays les théoriciens de l’éducation nationale affirment que le rôle de celle-ci est de libérer les enfants des influences familiales traditionnelles. S’il est de bon ton de critiquer la « pensée unique », il faut aller jusqu’à dénoncer ce qui la cause, à savoir l’école unique de l’Etat totalitaire.

 

On est aujourd’hui en pleine dictature, car selon le principe mis en lumière par Gramsci, celui qui tient le pouvoir culturel tient le pouvoir tout court. L’Eglise catholique est aujourd’hui dans le monde l’institution la plus capable de contester efficacement cette domination de la pensée qui réduit l’homme à sa dimension économique, et c’est probablement l’une des raisons principales des attaques dont elle est l’objet.

 

Le Cardinal von Faulhaber, archevêque de Münich lors de la prise du pouvoir par Hitler, avait bien vu que désormais il fallait trouver une nouvelle façon de se situer par rapport au pouvoir politique. Il est urgent à présent de tirer toutes les conséquences de cette prise de conscience, car les victimes de l’Etat-avorteur seront bientôt plus nombreuses que celles du communisme et du nazisme réunis.

 

La portée pastorale d’une distanciation par rapport à l’Etat totalitaire qu’est devenue la démocratie de type occidental est d’autant plus urgente que les populations, bien souvent, sont très insatisfaites de leurs dirigeants, se sentent trompées et frustrées dans les attentes profondes de la nature humaine que les déviations idéologiques ne parviennent pas à effacer. On ne gagne rien à paraître s’accommoder de pareils régimes ; au contraire, les générations montantes nous reprocheront nos silences par rapport à la poussée actuelle des forces qui les asserviront demain. Il serait donc bon que les Pères synodaux se penchent sur les rapports entre la théorie qui veut que l’Eglise soit reconnue pour ce qu’elle est par l’Etat, et la façon pratique de saisir les opportunités qui se présentent de s’affranchir de la tutelle de celui-ci sans renier le respect dont il doit jouir sainement.

 

Si l’Etat contemporain a pu mériter le surnom de Léviathan, c’est en partie à cause de son caractère totalitaire et de son emprise mondiale. L’absence de réaction par rapport à cette situation tient au fait que les élites occidentales sont le plus souvent hégéliennes et cartésiennes, pensant que « le réel, c’est le tout » (das Wahre ist das Ganze : très exactement ‘le vrai est le tout’, dans une perspective idéaliste) et que le monde peut se déduire comme une idée. Ainsi les initiés doivent s’affranchir des opinions des peuples pour les guider, et ils doivent le faire pour l’ensemble de l’humanité. Face à ce phénomène de la mondialisation dans ce qu’il a de négatif, il faut rappeler l’un des aspects les plus méconnus de la doctrine de l’Eglise sur les communautés, à savoir la doctrine des corps intermédiaires. Cette doctrine aurait dû, par exemple, conduire les pasteurs européens à mettre en garde leurs compatriotes contre la construction d’une union européenne sur le modèle fédéral, là où seul le modèle confédéral était capable de préserver l’existence et le rôle de ces corps intermédiaires qu’étaient jusqu’ici les Etats nationaux.

 

 

  1. Nouvelle évangélisation et inculturation

 

Les épiscopats des pays d’inculturation doivent être associés de près aux réflexions sur la nouvelle évangélisation. Il y a de nombreuses raisons à cela.

 

La première raison est que tout ce qui se fait en Occident, donc dans les pays de nouvelle évangélisation, tend à être imposé ou imité dans le reste du monde. Le prestige des réalisations matérielles de l’Occident, et la façon dont on se représente ailleurs le mode de vie qu’on y mène, sont tels que les modèles culturels de l’Occident s’imposent partout. Cependant même là où sur la base de réflexions et de traditions saines les peuples veulent s’opposer à certaines déviations de la culture occidentale, les totalitaires qui dirigent les pays les plus puissants cherchent par tous les moyens à briser ces résistances. Il convient de dénoncer cet orgueil de l’esprit occidental qui prétend se poser non seulement en arbitre absolu des civilisations passées mais aussi en juge intransigeant de toutes les cultures présentes.

 

La deuxième raison est que les cultures traditionnelles des pays d’inculturation sont le plus souvent bien plus en phase avec la mentalité biblique que la culture dominant en Occident. Certes il a fallu, pour évangéliser, détruire des structures de péché, mais il reste que par exemple bien des structures sociales traditionnelles à travers le monde font penser à ce qu’on trouve dans l’univers biblique ; et surtout le rationalisme rend les Occidentaux incapables de percevoir la dimension symbolique des êtres et des actes. Or, par exemple, c’est tout naturellement que la plupart des Africains comprennent les actions symboliques des prophètes ou de Jésus qui, en étant baptisé et en ressortant du Jourdain, a mimé et prophétisé son ensevelissement et sa résurrection. La pensée traditionnelle des pays d’inculturation peut servir à renouveler la pensée et la prédication chrétiennes même dans les pays objets de la nouvelle évangélisation.

 

Une autre raison d’impliquer les épiscopats des pays d’inculturation dans la réflexion sur la nouvelle évangélisation est que ces pays fournissent aux vieilles chrétientés agonisantes un grand nombre de prêtres et de religieux et religieuses. Pour la seule France, on compte 1500 prêtres étrangers : beaucoup sont étudiants, mais servent à temps partiel dans les paroisses, et la plupart viennent des pays d’inculturation ; en plus, étant données leur moyenne d’âge et celle du clergé indigène, leur proportion est encore appelée à croître.

 

Toutefois il faudrait canaliser ce flot. L’attrait du confort occidental est très fort et ne va pas sans inconvénients. L’idéal serait de promouvoir des sociétés religieuses destinées à fournir des prêtres des pays d’inculturation pour les pays de nouvelle évangélisation. En raison de leur expérience dans l’adaptation à la mentalité des pays à évangéliser et de leur présence sur touts les continents, il pourrait être bon que les anciens instituts missionnaires soient chargés de cela.

 

 

Sursum corda !

 

Les difficultés exposées ci-dessus, et toutes celles qu’on voudra invoquer face à la nouvelle évangélisation, sont tout à fait surmontables, à condition de s’enraciner en Celui qui a vaincu le monde. C’est le retour personnel à l’intimité avec Jésus, chez les pasteurs surtout et aussi chez ceux qui leur sont confiés, qui permettra de triompher, facilement et rapidement, de tous les obstacles. En effet l’effacement dramatique de l’Eglise, auquel nous assistons, semble voulu par Dieu pour nous rappeler que sans Lui nous ne pouvons rien faire. Pendant des siècles nous avons passé des compromis avec des Etats plus ou moins bienveillants, avec des mentalités qui se voulaient modernes mais nous ramenaient au paganisme antique, avec des élites à la morale douteuse, et nous en payons le prix.

 

Mais Dieu, aujourd’hui, nous libère ! Il nous faut, pour profiter de ce temps de grâce, comprendre que le « ralliement » aux nouvelles formes de gouvernement ne consiste pas en l’abandon de tout discernement par rapport à ce que produisent les divers gouvernements, et que l’ouverture au monde ne dispense pas, bien au contraire, d’un regard critique inspiré par la foi sur ce monde.

Afin de faciliter ce retour à l’intimité avec Jésus et d’y donner toute son efficacité pastorale, nous devons avant tout nous appuyer sur les canaux de la grâce, avant tout sur les sacrements. Nous devons remiser nos plans d’action pastorale, nos méthodes labellisées, si par eux nous croyons pouvoir suppléer à la grâce. Nous ne sommes pas propriétaires de la grâce, elle est reçue. Et par conséquent pour la recevoir en plénitude, il faut nous appuyer sur nos valeurs sûres : la Révélation et le Magistère. Dieu ne nous a pas dit : « Cherchez moi en vain ! » ; Il nous a donné le successeur de Pierre comme vicaire du Christ en ce monde, en sorte qu’on ne peut trouver Jésus en s’éloignant du Pape. Dieu nous a donné les moyens de Le trouver, et nous hésitons à les employer. Si même nous avions individuellement le droit à cette hésitation, l’amour du Christ qui veut le salut de tous devrait nous presser tellement que nous sentions la nécessité de les utiliser.

 

 

Notes

(1) Mon ami Karol Wojtyla, Paris 1980, p. 188.

(2) Verbum Domini, N. 34.

(3) Ibidem, N. 112.

(4) Discours lors de la session publique du 7 décembre 1965 : « La religion, c'est-à-dire le culte de Dieu qui a voulu devenir homme, et la religion – elle doit en effet être tenue comme telle – c'est-à-dire le culte de l’homme qui veut devenir Dieu, se sont rencontrées. »

(5) cf. Joseph Ratzinger, La mort et l’au-delà, Fayard 1994, pp. 111ss.

(6) Optatam Totius N. 14 ;  canon 251,3.

(7) Cf. Christus Dominus, N. 8a et 9 ; canons 331 et 333,1.



17/04/2020
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