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Le scoutisme catholique français raconté à des amis béninois

            Fondé par Lord Baden-Powell en Angleterre au début du XXème siècle, le scoutisme se répandit rapidement en Belgique, dans le Nord de la France et à Paris. Des prêtres catholiques en avaient compris l’intérêt : ils se rencontrèrent et en mirent au point une adaptation catholique et française.

            La guerre de 1914-1918 ralentit l’expansion du mouvement. Ensuite, devant le succès des groupes scouts qui se multipliaient dans tout le pays, des critiques s’élevèrent : le fondateur, Lord Baden-Powell, n’était pas catholique, et en plus c’était un … Anglais ! – et ce deuxième argument, pour beaucoup, était peut-être le plus important… L’affaire fut portée à Rome, qui ne vit pas d’objection de fond à ce mouvement d’ailleurs soutenu par beaucoup d’évêques (1), et proposa quelques aménagements de détail. Ainsi un article de la loi disant que « Le scout voit Dieu dans la nature » fut transformé en « Le scout voit dans la nature l’œuvre de Dieu ». Le mouvement se structura en une fédération où les groupes locaux, qui s’étaient constitués indépendamment les uns des autres, avaient une large autonomie. Et ainsi les scouts de France fournirent au cours des décennies suivantes, un nombre très impressionnant de vocations, sacerdotales et religieuses.

            La seconde guerre mondiale fut l’occasion pour beaucoup d’anciens du scoutisme de montrer les excellents fruits de la formation qu’ils avaient reçue. Par exemple quand toute une armée anglo-française fut encerclée autour du port français de Dunkerque, on vit des jeunes scouts anglais traverser la Manche sur leurs petits esquifs pour participer à l’évacuation des troupes vers l’Angleterre.

            Le cas le plus symptomatique de l’attitude de ces scouts pendant la guerre est celui du bienheureux Marcel Callo. Il se plaisait chez les scouts mais par obéissance envers son curé il les quitta pour rejoindre la jeunesse ouvrière catholique qui en était à ses débuts. Personnellement je déplore ce genre de malentendu : le scoutisme est, en fait, un véritable mouvement d’action catholique, où l’on pratique l’apostolat des jeunes par les jeunes ; et toutes les classes sociales y cohabitaient. Par la suite, on dénigrera le scoutisme traditionnel en lui reprochant de ne recruter que dans les milieux « bourgeois » : mais il n’en était pas ainsi avant l’apparition des mouvements d’action catholique spécialisée par classes sociales. On sait d’ailleurs le fiasco de certains d’entre eux : l’action catholique avait été pensée par les Papes pour des laïcs fermement enracinés dans la vie liturgique des paroisses, et les mouvements échouèrent à la mesure de leur éloignement de cette matrice de toute vie chrétienne.

            Pour en revenir au bienheureux Marcel Callo, l’esprit de dévouement qu’il avait développé chez les scouts fit merveille auprès des jeunes ouvriers qu’il côtoyait. Il avait entre autres le souci de détourner ses compagnons de l’idéologie raciste des nazis. Il fit partie de ces jeunes catholiques qui auraient pu fuir pour échapper au « S.T.O. », mais qui préférèrent y aller pour y évangéliser leurs frères. Le STO fut une sorte de gigantesque déportation : des centaines de milliers de jeunes français furent forcés d’aller travailler en Allemagne pour y remplacer les travailleurs servant à l’armée. Comme avec d’autres Marcel Callo avait reconstitué l’Action Catholique, il fut arrêté et exécuté. Il est le premier bienheureux issu du scoutisme.

            Après la guerre, deux innovations modifièrent le paysage du scoutisme catholique français et préparèrent une crise grave. D’une part les statuts de la fédération furent modifiés, donnant un plus grand pouvoir aux instances centrales de la fédération, comme si on prévoyait d’empêcher toute résistance à la réforme pédagogique qui allait suivre. D’autre part on proposa aux troupes scoutes d’obtenir le label ‘raider’ : il s’agissait d’une bonne incitation à améliorer ses compétences techniques. Mais le risque était triple : cela pouvait se faire au détriment du contact avec la nature, du brassage des âges, et de la spiritualité. Un simple exemple : une variante de la technique raider était l’initiation à la moto : cela sent plus les vapeurs d’essence que « le parfum du miel et des conifères », pour reprendre une expression d’une chanson sud-africaine chère à Baden-Powell, cela concerne les grands adolescents plus que les enfants, et il est moins facile de penser au Créateur dans les bruits des moteurs que dans le silence d’une marche de nuit sous les étoiles.

            Je viens de donner là trois des traits principaux du scoutisme que j’ai connu autour de 1960 : la nature, la communauté, la foi. Le contact avec la nature fut une intuition fondamentale de Lord Baden-Powell. Cet officier anglais qui finit général et fut anobli avait combattu en Inde et avait eu face à lui des guerriers qui savaient se fondre dans la nature, à la différence des armées européennes de l’époque. Il révolutionna l’art de la guerre en imaginant des groupes d’éclaireurs (‘scouts’, en anglais) doués d’une grande autonomie. Il écrivit un livre à ce sujet et eut la surprise de constater que certains l’utilisaient pour les adolescents ! Comme il trouvait néfaste d’initier trop tôt les enfants à la guerre, il écrivit « scouting for boys » (être éclaireur pour les garçons). Il faut dire qu’alors qu’il était assiégé par des Boers dix fois plus nombreux que ses troupes dans la ville de Mafeking en Afrique du Sud, il avait utilisé des garçons, notamment comme estafettes, et ce fut une bonne contribution à sa victoire. Bref son idée venait à point au temps de l’exode rural où une grande partie de la population européenne s’entassait dans des bidonvilles : il importait de donner aux jeunes l’occasion d’un contact avec un monde non frelaté.

            Une autre caractéristique du scoutisme catholique que j’ai connu était le système des patrouilles : ces groupes rassemblaient six à huit garçons de 12 à 17 ans. L’avantage était une initiation progressive aux responsabilités, qui permettait d’ailleurs l’application de la doctrine des corps intermédiaires : le chef de troupe n’intervient dans une patrouille que quand le chef de patrouille est dépassé. Un autre avantage était que le chef, un aîné donc, était aux yeux des petits l’exemple d’un grand qui avait conservé les idéaux de droiture et la foi.

            Et c’est là le troisième point fondamental que je veux relever dans ce scoutisme traditionnel que j’avais connu : nous prononcions à l’âge de douze ou treize ans, une promesse qui nous engageait pour la vie. Nous disions devant la troupe réunie :

« Sur mon honneur et avec la grâce de Dieu, je m’engage à servir de mon mieux Dieu, l’Eglise, ma patrie, à aider mon prochain en toute circonstance, à observer la loi scoute. »

Vous le voyez, je m’en souviens encore par cœur cinquante ans après. Ce fut une composante de ma vocation. Baden-Powell disait qu’il répudiait toute forme de scoutisme qui ne mettait pas à sa base la religion.

            Il y a encore bien d’autres caractéristiques inhérentes au scoutisme traditionnel, qu’on ne peut résumer ici en les ramenant à quelques principes peu nombreux : c’est que le fondateur, étant britannique, était un pragmatique qui ne s’embarrassait pas de théories globales. On voit d’ailleurs la même chose en littérature : les francophones ont voulu commencer par définir la négritude, tandis que, pragmatiques, les anglophones ironisaient : « Le tigre ne proclame pas sa ‘tigritude’, il rugit ! »

            Mais dans les années soixante vint la crise et j’y fus confronté comme adolescent. Après avoir été louveteau en 1959 à la meute dite de l’Amirauté à Alger, je rejoignis le groupe scout du Prytanée Militaire de La Flèche. Ce groupe était d’un type spécial : comme il existait au sein d’une école militaire, on ne pouvait y avoir un groupe religieux particulier. La difficulté fut tournée en fondant un groupe ‘interfédéral’ : les catholiques qui en faisaient partie (et c’était la quasi-totalité) rejoignaient les scouts de France, les protestants étaient affiliés aux éclaireurs unionistes de France, etc. Le commandement militaire appréciait cet appoint à l’éducation qu’il dispensait.

            Mais dés avant la mise en place de la réforme, un évènement montra que les jeunes chefs étaient formés dans une toute autre atmosphère que leurs aînés : trahissant la confiance du commandement, ceux de notre troupe firent sortir les plus grands pour les faire assister à une réunion politique en ville – et dans le climat de la guerre d’Algérie ce fut très mal ressenti. Notre troupe s’en trouva étêtée, et je fus chef de patrouille dans ma quatorzième année seulement. Je n’étais pas le seul dans ce cas et en raison de notre inexpérience nous commettions des bévues. Les chefs en prirent prétexte pour rassembler la troupe en assemblée générale où les scouts furent montés contre leurs chefs ! Avec le recul, je vois bien qu’il s’agissait là des prodromes de la révolution de 1968 : elle avait été préparée de longue date, y compris dans les milieux de l’apostolat catholique.

            Or l’aspect le plus visible de la réforme du scoutisme catholique au milieu des années soixante fut l’adoption de l’uniforme avec chemise rouge. C’était tout un symbole : à travers le monde les jeunesses communistes portaient cet emblème qui avait aussi été l’uniforme des troupes de Garibaldi, cet aventurier révolutionnaire italien qui déposséda le pape de ses Etats pour les « offrir » au roi de Piémont-Sardaigne dont le gouvernement était tenu en main par les francs-maçons. Les promoteurs de la réforme se défendaient : ils avaient pensé à quelque chose qui se voit bien. N’empêche, on tournait le dos à la pédagogie qui voulait qu’on se fonde dans la nature, et ce que j’avais déjà vu me montrait que l’ancrage à gauche était voulu.

            Mais c’est sur le fond que la marque révolutionnaire était le plus manifeste. Il faut donc dire un mot de la Révolution. Vous le savez, en 1789 et dans les années qui suivirent les dirigeants français tuèrent leur roi et persécutèrent l’Eglise. Ce n’est pas une coïncidence : on tua le roi pour tuer le père et pour tuer Dieu – ces symboles s’appellent naturellement. Et les révolutionnaires firent la guerre dans toute l’Europe pour imposer leurs idées – mêmes les guerres napoléoniennes avaient ce but : partout on influençait les gens dans ce sens. D’ailleurs ici vous en savez quelque chose : les socialistes français qui vers 1880 décidèrent la colonisation de votre pays étaient les héritiers directs des révolutionnaires de 1789 et disaient qu’ils voulaient faire du bien « aux races inférieures » ! Même si le mot race n’avait pas le sens qu’il a pris ensuite dans d’autres idéologies, le paternalisme socialiste pensait bien qu’il y avait une infériorité non seulement technique chez les populations africaines, mais aussi politique, et c’est ce qui explique qu’ils aient méprisé les souverainetés légitimes.

            Donc la réforme des scouts de France était révolutionnaire, et voici en quoi. Elle consistait entre autres en la division des unités qui jusque là avaient fait cohabiter des garçons de douze à dix-sept ans en unités de douze à quatorze ans et de quinze à dix-sept ans. Dans les groupes ainsi formés, l’autorité n’est plus celle, naturelle, d’un ancien qui ressemblait à celle d’un père ou d’un grand frère. L’idée était que les garçons élisent eux-mêmes leurs chefs, non pas en vue de la constitution d’une communauté de vie, mais en vue de l’exécution d’un projet technique. Autrement dit on retrouvait l’idéologie de la devise ‘nationale’ française « Liberté – Egalité – Fraternité », idéologie qui apparaît nettement dés qu’on se demande où loger la paternité dans le système : quand il y a des parents, on n’est pas tous égaux ! Dans la pratique le mouvement des scouts de France se trouva souvent lié à la jeunesse ouvrière catholique, qui n’hésitait pas à faire appel à des dirigeants du parti ou du syndicat communistes pour haranguer leurs adhérents lors des meetings nationaux…

            Heureusement une réaction se fit jour, mais elle fut longtemps combattue à l’intérieur même de l’Eglise. Dés les prodromes de la réforme se constitua un mouvement, celui des scouts d’Europe, qui manifesta son intention de conserver les ingrédients du scoutisme catholique traditionnel. Voici comment j’ai été témoin des persécutions qu’il a eu à subir. En 1980, Jean-Paul II élu deux ans plus tôt vint exercer son infatigable zèle apostolique à Paris. Il y eut une messe en plein air, sur l’aérodrome du Bourget. J’y allais, avec les scouts d’Europe que j’aidais à démarrer dans mon diocèse de Belfort. Nous sommes entrés sur le terrain d’aviation sous les huées d’une haie de scouts de France ; nous, nous formions nos jeunes selon le principe hérité de Baden-Powell, qui veut que « Le scout est l’ami de tous et le frère de tout autre scout » : on ne peut pas dire que ce jour-là on nous ait facilité la tâche ! Car cela ne s’est pas arrêté là : après qu’on eut appelé les prêtres à rejoindre le hangar d’où allait partir la procession des concélébrants, les scouts de France ont commencé à entourer le carré dévolu aux scouts d’Europe avec leurs drapeaux, comme pour les masquer au Pape ou leur masquer le Pape ! Finalement ils se sont retirés, mais l’alerte avait été chaude.

            Heureusement deux ans plus tard, tout fut rectifié au congrès eucharistique international qui se tint à Lourdes. On se souvient que Jean-Paul II fut empêché de venir par l’attentat du treize mai. Toujours est-il que les évêques, dont beaucoup avait parmi leurs séminaristes une majorité issue du mouvement des scouts d’Europe, avaient veillé à ce que dans les cérémonies les drapeaux des mouvements soient côte à côte. Depuis, les scouts d’Europe ont continué à s’implanter dans différents pays du continent et à lier des partenariats avec d’autres pays, et surtout ils ont reçu un statut romain. Toutefois il reste quelque chose des attaques – qui d’ailleurs n’ont pas cessé de la part des milieux de gauche : les scouts d’Europe ont failli perdre leur âme pour se défendre d’être les extrémistes qu’on décrit. Ainsi ils ont refusé la constitution d’un groupe qui aurait eu pour particularité d’utiliser l’ancien missel, alors que leurs statuts permettent par exemple la constitution d’un groupe protestant ! Il est juste de dire que l’équipe des dirigeants a été remplacée suite à cet incident.

            On ne peut manquer de mentionner aussi l’existence des scouts unitaires de France. Leur histoire mérite d’être contée. Ce sont des scouts de France qui étaient restés au sein du mouvement réformé mais en refusant la réforme pédagogique : un beau jour on les a mis en demeure de choisir, et ils ont constitué leur mouvement indépendant. N’ayant pas eu à se constituer envers et contre tout comme les scouts d’Europe, ils sont plus souples dans l’application des principes de base du scoutisme traditionnel. Sur le terrain, ils sont très proches des scouts d’Europe et il n’est pas rare de voir des chefs passer d’un mouvement à l’autre en fonction des besoins de l’encadrement. Enfin il existe un grand nombre d’associations diverses qui ont conservé les méthodes traditionnelles sans éprouver le besoin d’entrer dans une fédération plus vaste, si ce n’est sous une forme très souple, en vue de la reconnaissance par l’Etat du statut légèrement avantageux d’association de scoutisme.

            Donc si aujourd’hui les choses se sont plutôt apaisées, il faut reconnaître un avantage à cette crise : elle a occasionné une réflexion de fond sur ce qu’est le scoutisme catholique et a donc donné lieu à de très nombreuses publications sur le sujet. C’est un peu comme pour la réforme liturgique : on n’a jamais tant étudié la liturgie que depuis la publication du nouveau missel !

            Pour finir, voici ma conclusion : soyez indépendants. Jugez par vous-mêmes, à la lumière de l’enseignement du Magistère de l’Eglise, des initiatives pastorales qui ont fait la preuve de leur fécondité spirituelle. Tant mieux si mes souvenirs vous y ont aidés pour le scoutisme.

 

Abbé Bernard Pellabeuf                         

 

(1) Par exemple l’évêque de Strasbourg demanda à un chef scout, étudiant dans sa ville, de lui rédiger un projet de lettre. Par la suite, ce jeune homme, Jean Renard, devint prêtre dans le diocèse d’Amiens. Déporté pour faits de résistance pendant la seconde guerre mondiale, il survécu à l’enfer de du camp de Dora et fut fait finalement commandeur de la Légion d’Honneur !



14/04/2020
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