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Le poids des mots - le choc des nombres

(Ces deux articles sont parus jadis dans l'Homme Nouveau)

 

 

Le poids des mots

 

                A l’insu de ceux qui les emploient, les mots peuvent dire quelque chose de leur philosophie.

 

                Ainsi en swahili, le jeu des préfixes est significatif. Dans les langues bantoues, en effet, il n’y a pas d’article indiquant le genre : il y a des préfixes indiquant la classe du nom concerné. Par exemple pour la classe des noms de personnes, le préfixe singulier est ‘mu’ et son pluriel ‘wa’. Donc si ‘l’homme’ se dit ‘mutu’, ‘les hommes’ se dit ‘watu’. Autre exemple : ‘l’enfant’ se disant ‘mtoto’, ‘les enfants’ se dit ‘watoto’. Présisons que le ‘u’ se prononce ‘ou’ et que si en swahili le préfixe pluriel des noms de personnes est ‘wa’, il est ‘ba’ dans la plupart des autres langues bantoues, d’où leur nom : les langues bantoues sont tout simplement les langues des hommes de ces régions (en gros l’Afrique subéquatoriale, le swahili étant la langue de la côte de l’Océan Indien et de son « Hinterland »).

                Donc en swahili, il y a un jeu de préfixes pour les noms de personnes ; il y en a un aussi pour les noms des végétaux. ‘L’arbre’ se dit ‘muti’, ‘les arbres’ se dit ‘miti’, ou encore ‘le maïs’ se disant ‘muhogo’, ‘les maïs’ se dit ‘mihogo’. A ce point il est intéressant de remarquer que ‘le feu’ se dit ‘muoto’ et ‘les feux’ ‘mioto’ : dans la mentalité bantoue le feu croît comme une plante. Mais il devient très intéressant de noter que ‘l’âme d’un ancêtre’ se dit ‘muzimu’ avec pour pluriel ‘mizimu’ : dans la philosophie sous-jacente à ce vocabulaire, les ancêtres semblent bien n’avoir plus une vie véritablement humaine, mais plutôt végétale ! Et par conséquent dans la prédication on utilisera une nouvelle syntaxe et on nommera ‘wazimu’ les âmes des fidèles défunts…

 

                Prenons maintenant un exemple en allemand, qui concerne plus directement la majorité des lecteurs de notre revue, car même s’ils ne connaissent pas cette langue, le poids de la philosophie allemande est considérable aujourd’hui en Occident. Et justement un détail dans le vocabulaire allemand paraît bien révélateur de la propension qu’ont les penseurs germanisants à devenir idéalistes.

                Le mot ‘image’ se dit ‘Bild’ et ‘imagination’ se dit ‘Einbildungskraft’, c'est-à-dire ‘puissance de construction intérieure’. Car le mot ‘Bild’ a le même radical que le mot ‘bilden’ qui signifie ‘construire’ et qu’on retrouve en anglais sous la forme ‘to build’ – pour ceux qui sont plus familiers de cette langue. Ce qui se cache là-derrière comme philosophie est peut-être ceci : pour la pensée germanique, une image en nous-mêmes n’est pas d’abord la représentation d’un objet existant à l’extérieur de nous-mêmes ; elle pourrait bien être plutôt le résultat d’une construction personnelle de celui en qui elle existe. De là peut venir une tendance à l’idéalisme : la réalité n’est pas celle dont nos sens nous informent, la réalité est construite en nous-mêmes à partir d’idées existant dans un monde inaccessible aux sens…

 

                Le français est tributaire du latin, pour le meilleur et pour le pire. Un mot, qui transmet une idée romaine, empoisonne notre réflexion sociale, et c’est précisément le mot de « société ». D’où vient que la communauté soit appelée société chez les Romains, alors que chez les Grecs elle était appelée cité ? C’est qu’à l’origine de Rome, il y a un marché, où se rencontraient les Latins de la plaine et les Sabins des collines, à l’endroit où la route longeant le littoral pour les échanges Nord-Sud croisait la route du sel, suivant le cours du Tibre et permettant les contacts entre marins et montagnards. On faisait partie de cette communauté au titre d’un contrat, non au titre d’une appartenance à une communauté naturelle : c’est ainsi que cette communauté était à l’origine une association.

                Mais plus d’un est tombé dans le piège du mot, et a cru que toute communauté est fondée sur un contrat que passerait chaque individu avec le groupe. Le plus célèbre des philosophes ainsi piégés est Jean-Jacques Rousseau, qui en a fait une théorie du contrat social. Pour lui, l’homme n’est pas naturellement « social », il est obligé de passer un contrat avec le groupe. Et comme il voit la raison de cette obligation dans la propriété privée des moyens de production, il est à la fois le père de l’anarchisme et du communisme : un beau gâchis sur la base d’un contre-sens !

 

                Pour finir regrettons que Descartes n’ait pas relevé qu’en latin, ‘manger’ et ‘être’ peuvent se traduire tous deux par le même verbe ‘esse’ : son système eût peut-être été plus digeste s’il avait proclamé : « Je mange, donc je suis… »

 

 

Le choc des nombres

 

                On pense généralement que les mathématiques sont neutres : c’est une erreur. Car, selon la façon dont on les enseigne, elles servent ou desservent la foi et donc l’homme.

                A-t-on remarqué que beaucoup de lycéens seraient incapables de répondre à la question « Qu’est-ce qu’un nombre ? » On leur fait apprendre à manier les nombres à longueur de journée sans jamais leur donner le moyen de critiquer ce qu’on leur fait ingurgiter. Et c’est un petit amusement de dire à des collégiens de demander à leur professeur ce qu’est un nombre : certains ne répondent même pas.

                Alors proposons une définition du nombre : c’est un instrument de mesure qui se trouve dans la pensée. Laissons aux philosophes le soin de préciser, et de nous dire si oui ou non les nombres ont une existence en dehors de l’esprit : le traité des idées en Dieu de la Somme théologique devrait leur fournir des éléments…

                Mais si les nombres sont bien, comme on peut le penser, des instruments de mesure, alors les mathématiques ne servent qu’à penser à ce qui se mesure, c'est-à-dire à la matière. C’est pourquoi les amateurs de révolution culturelle et les libéraux se sont rejoints dans les réformes du système scolaire qui n’ont pas rencontré d’opposition politique (ni religieuse, d’ailleurs !) : pour les uns, il s’agit de « produire des gens adaptés à l’économie moderne », donc des producteurs et des consommateurs dociles ; pour les autres il s’agit de produire des êtres dépourvus de racines, coupés des traditions ancestrales.

                Les mathématiques sont devenues l’instrument de ces gens assoiffés de pouvoir car puisqu’on ne peut penser sans utiliser de mots, en développant chez les jeunes le vocabulaire scientifique au détriment de celui des humanités, on rive leur pensée à la matière, en les privant des moyens de raisonner sur ce qui ne se mesure pas : les émotions, les sentiments, les devoirs et tout ce dont parlent la métaphysique et la religion.

                Ainsi chacun peut en faire l’expérience : demandez à des jeunes si le monde est infini ; une quasi-unanimité répond affirmativement. Or ils sont tout surpris quand on leur fait remarquer que si l’étoile la plus éloignée de la terre – ou le photon de cette étoile le plus éloigné de nous – existent réellement, ils sont à une distance limitée de la terre. Donc l’infini ne mesure rien de réel ! La notion d’infini sert simplement à nous assurer que quel que soit l’être qu’on découvrira au-delà du plus éloigné actuellement connu, on pourra toujours mesurer la distance réelle entre lui et nous.

                D’où vient donc cette erreur commune ? C’est qu’on n’a pas appris à distinguer entre l’être mathématique qui sert à mesurer et la réalité qu’on cherche à mesurer. La tradition appelle le premier le nombre nombrant, le second le nombre nombré ; on peut préférer dire le nombre mesurant et la réalité mesurée. Le monde, dans l’exemple précédent, est la réalité mesurée, tandis que l’infini est le nombre mesurant – dans lequel le monde est toujours englobé.

                La même remarque vaut avec le temps. Lui aussi est de l’ordre du nombre mesurant, car il sert à mesurer la réalité changeante : sans changement il n’y a pas de temps, car le temps peut être défini comme la mesure de mouvement – mais cette appellation traditionnelle peut être remplacée par mesure du changement, car la notion de mouvement a évolué pour ne plus désigner que le changement local.

                Cette absence de vision critique par rapport aux mathématiques explique que les jeunes soient hermétiques aux discussions traditionnelles comme celles autour de l’idée de création ou de l’existence de Dieu. Ces discussions se font à partir d’un être réel, l’univers que nous mesurons dans l’espace et le temps. Beaucoup de nos contemporains sont incapables de faire cette distinction et par conséquent de raisonner sur l’essentiel.

                Il est donc urgent pour la nouvelle évangélisation de prendre la mesure (c’est le cas de le dire !) des enjeux culturels. Gageons que partout où l’on développera un enseignement sur ce qu’est le nombre, on en aura très vite des résultats. Les élèves, sachant qu’il y a différents types de réalités et donc différents types de raisonnements, retrouveront le goût de la réflexion humaniste, sur ce qui donne du sens à la vie. Mais on peut facilement se persuader que même leurs notes en sciences s’en trouveront mieux. Pour cela, appelons de nos vœux – et de nos votes – un enseignement vraiment libre.



14/04/2020
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