Hommage au Père Jean Renard
Hommage au Père Jean Renard
Prêtre du diocèse d’Amiens
C’est à Amiens en 1974 que j’ai fait la connaissance de l’Abbé Jean Renard. Mon père, militaire, y fut affecté cette année-là : j’y allais pour les vacances. Tout de suite j’ai apprécié les qualités de l’abbé, son indépendance d’esprit lui ayant permis de ne pas succomber à ce qu’on a appelé « l’esprit du Concile » et qui en fait était l’exact opposé de ce que les Pères avaient voté à Vatican II.
Ce que je connais de sa vie avant 1974, c’est par ce qu’il m’en a raconté, sous réserve que je m’en souvienne bien, et sauf exception signalée au passage.
C’est sans doute à sa grand’mère Altmeyer qu’il devait d’avoir étudié à Strasbourg après des études à Fribourg en Suisse. A Strasbourg on se trouvait peu après le rattachement de l’Alsace à la France. Là il fit du scoutisme, et j’apprends par le site « scoutopédia » qu’il « est vraisemblablement le fondateur et scoutmestre de la 1ère Strasbourg des SDF qu'il emmène à Chamarande en 1922. En 1926 il est commissaire provincial assistant pour l'Alsace. » Des critiques s’élevaient alors dans certains milieux catholiques contre le scoutisme, et Rome dut se prononcer. L’évêque de Strasbourg, Mgr Ruch, voulut écrire au Vatican pour soutenir le nouveau mouvement. Il demanda à Jean Renard de lui faire un projet de lettre, et il reprit pratiquement mot pour mot ce que le jeune chef avait proposé. L’Abbé me confia ses regrets de n’avoir pas gardé son brouillon !
Ardent pratiquant de l’eutrapélie, il a conservé de son séjour alsacien un bon nombre de blagues du terroir qu’il racontait volontiers encore longtemps après. Un souvenir de cette époque est aussi cette réunion politique à laquelle il était allé assister en compagnie d’autres étudiants ; ils s’étaient placés au fond de la salle. Arrive un communiste à la tribune, en complet. Il retire sa veste, sa cravate, retrousse ses manches et commence : « Camarades ! » Aussitôt les étudiants se mettent à siffler et à tant chahuter que l’intervention du malheureux s’est terminée là.
Je ne sais pas comment il arriva au diocèse d’Amiens : jeune prêtre, il fut nommé secrétaire particulier de l’évêque. Il m’expliqua que cela lui avait valu d’être marginalisé, car dans ce genre d’emploi on apprend des choses sur certains prêtres qui aimeraient mieux qu’on les ignore. De plus le clergé diocésain n’aime pas voir en son sein des prêtres qu’il n’a pas vu grandir, surtout si ce clergé est d’origine rurale.
A la mobilisation de 1939 il partit, je crois que ce fut comme officier de réserve d’artillerie. Démobilisé, il fut aussitôt résistant. Arrêté en 1942, il resta un certain temps à l’isolement. Pour garder sa santé mentale, il se mit à composer des poèmes. Il devait avoir une forte mémoire, car il put ensuite les écrire, et me disait qu’il butait spécialement aux passages sur lesquels il avait hésité avant d’adopter une version définitive. Au camp de Compiègne, avec quelques confrères, il lança quelques cours de formation religieuse. Le thème retenu fut « le magistère en avance d’un siècle, les cathos en retard d’un siècle. » Je ne sais si ce fut le thème général, ou seulement celui de ses propres interventions, mais c’est tellement dans son style que je ne doute pas qu’il soit pour beaucoup dans ce choix. Il y avait d’autres activités : quelques détenus faisaient de la soupe sous les combles, la faisant chauffer avec des fils électriques dénudés. « Nous croyions naïvement avoir atteint le fond de la misère », commentait-il en se rappelant ce fait. Mais il se rappelait aussi d’avoir été repéré par les communistes.
Arrivé à Dachau, il se déclare comme prêtre lors des formalités d’admission. Un vicaire général lui en fit le reproche, et lui dit qu’ils ont réparé l’erreur dans les papiers : « Heureusement pour vous ! Mais où vous croyez-vous donc ? » Toutefois, sur intervention des communistes il fut envoyé à Dora. Le camp de Dora était certainement l’un des pires, car il était surnommé « Franzosengrube », le tombeau des Français : ceux-ci étaient réputés de constitution trop faible pour y survivre.
Là, nouvel interrogatoire :
- Bonjour ! fait-il.
- Name ? (votre nom ?)
- Bonjour ! reprend-il.
On fait alors appel à l’interprète.
Il décline son identité et toutes sortes de choses qu’on lui demande, parmi lesquelles le nom de sa grand’mère. Il voit que celui qui prend des notes orthographie mal « Altmeyer ».
- Nein, nicht mit A, sondern mit E !
- Aber Sie sprechen deutsch ! Warum haben Sie es nicht gesagt ?
- Sie haben aber es mir nicht gefragt !
(Non, pas avec un A, mais avec un E. – Mais vous parlez allemand ! Pourquoi ne l’avez-vous pas dit ? – Mais vous ne me l’avez pas demandé !)
Cela suffit à calmer le fonctionnaire.
L’entretien se poursuivit donc en allemand. On lui demanda sa profession.
- Vervaltung.
-Welche Vervaltung ?
(Administration – Quelle administration ?)
Là le Père se dit : « Quitte à mourir, autant mourir sous mon drapeau » - et on retrouve là encore un de ses traits de caractère.
- Bischöffliche Verwaltung.
(Administration épiscopale.)
Cela aurait pu le conduire à la mort, mais sans doute avait-il en face de lui des gens pas très motivés par l’idéologie nationale-socialiste, et cela le sauva. On l’affecta non aux travaux manuels, mais comme aide à un ingénieur civil. A ce poste ils étaient deux, et devaient se relayer pour être dans le bureau de jour et de nuit. L’abbé proposa à son compagnon de ne pas changer chaque semaine, afin de prendre un rythme. Le compagnon choisit de travailler de jour et le Père Renard prit l’habitude de travailler la nuit ; encore lorsque je l’ai connu, il me disait que c’était le soir qu’il se sentait en forme pour commencer à travailler.
Il racontait comment les prisonniers russes sabotaient le travail. On fabriquait dans les tunnels de cette ancienne mine les pièces des fusées V1 et V2, qui devaient être assemblées à Peenemünde. Les Russes travaillaient lentement, puis faisaient comprendre que la machine avait besoin d’un sérieux nettoyage. Les Allemands, impressionnés par cette conscience professionnelle, acceptaient. On démontait donc la machine, on la nettoyait, on la remontait en mettant trop d’huile. Il fallait alors la redémonter, la sécher, la remonter et cette fois on veillait à ce qu’il y ait la bonne quantité d’huile. Et enfin la production allait à très grande vitesse, et là encore les Allemands admiraient le zèle des travailleurs. Et puis un beau jour quelqu’un arrivait de Peenemünde, qui disait qu’il fallait cesser la production, car les pièces étaient mal ajustées… au dernier remontage, on avait soigneusement déréglé la machine !
Les conditions de vie étaient cependant extrêmement dures – par exemple on était à deux par paillasse pour dormir. Mais il y avait un paradoxe dans cet enfer : les détenus pouvaient recevoir des colis. Il y avait un paquet de farine dans l’un d’entre eux et son propriétaire en fit don à l’abbé : « Toi, tu sauras en faire bon usage. » Il en confectionna des hosties. Pendant ses veilles de nuit où il était seul dans le bureau, il récupérait de l’eau qui suintait le long des parois du tunnel, faisait de la pâte et l’étalait pour la découper en ronds avec le tuyau d’un stylo. Il les cuisait sur le chauffage de la pièce et les consacrait ensuite. Evidemment après coup on peut se permettre de discuter de la validité de cette consécration, alors qu’en en prononçant les paroles le Père savait pertinemment qu’il n’y aurait pas de consécration du vin. Personnellement je ne peux pas penser que Dieu ne fasse rien en de telles circonstances. Toujours est-il qu’en distribuant ses hosties, il apporta du réconfort à ses compagnons qui le savaient prêtre et venaient se confier à lui. Il avait récupéré une boîte de cirage qu’il avait nettoyée pour s’en servir de ciboire. Il la plaçait dans une poche qu’il avait cousue dans sa veste sous son aisselle, mais contre le bras pour qu’elle ne soit pas décelée à la première fouille. S’il avait été pris, il eût été tué. Pourtant son ministère était connu, car des prêtres belges, internés dans la partie du camp située à l’extérieur de la mine, purent entrer en contact avec lui et lui demander des hosties consacrées : eux-mêmes n’osaient pas en faire.
Le camp fut vidé à l’approche des Russes, les prisonniers épuisés devant marcher… Jusqu’à ce qu’enfin ils soient rejoints par les Soviétiques. L’Abbé Renard disait qu’il avait été libéré deux fois, une fois par les Russes, qui n’avaient pas fait grand-chose pour les détenus, et une deuxième fois par les Américains.
On leur remit des colis de la Croix Rouge. Certains se jetèrent sur les victuailles, ce qui les tua, tant leur organisme était déshabitué d’une nourriture abondante. L’Abbé eut à ce moment encore assez de maîtrise de soi pour ne prendre que de petites doses à chaque fois. Mais dans leurs pérégrinations ils arrivèrent dans un camp abandonné par les SS. Avec quelques camarades, ils allèrent dans la maison du chef de camp, et là, trouvant de la nourriture, ils perdirent le contrôle d’eux-mêmes et se firent un festin. Cela faillit leur être fatal.
C’est donc dans un état lamentable que l’abbé fut rapatrié. Il se souvient d’avoir entendu son père dire à sa mère, croyant qu’il n’entendait pas : « Jean ne nous est revenu que pour mourir. » En lui-même il était peiné d’imposer un travail épuisant à sa mère, qui devait lui faire boire du bouillon toutes les deux heures, de jour comme de nuit.
Ayant repris des forces il fit une tournée de conférences pour témoigner de ce qu’il avait vécu. Il se présentait en douillette, ce manteau ample qui couvre toute la soutane. Et ensuite il retirait la douillette, sous laquelle il était en tenue de bagnard. Un des buts de son témoignage était de contrer la propagande des communistes qui voulaient faire oublier leur collaboration avec les nazis au début de la guerre en affirmant qu’ils étaient « le parti des 70 000 fusillés ». A la fin d’une conférence, quelqu’un proposa de faire une quête pour lui. Flairant un piège – on l’aurait fait passer pour quelqu’un d’intéressé – il refusa en disant : « Je ne vends pas mon sang. »
Quand je fis sa connaissance à Amiens il était en pleine forme. Il était aumônier des malades. Il assurait aussi des permanences de confessions à la cathédrale. Il avait gardé la soutane, ce qui témoigne une fois encore de son courage et de son indépendance d’esprit. Surtout ce qui m’a permis de le connaître fut son engagement auprès des chevaliers de Notre Dame, il était le chapelain du préceptorat d’Amiens. C’est avec les chevaliers qu’il participa à un pèlerinage à Rome pour l’Année Sainte de la Réconciliation (déjà à l’époque on aimait raconter que le chef de nos frères les Anges Séparés était allé voir le Pape pour lui demander si dans le cadre de cette année il ne pourrait pas faire un geste…) Je me souviens que nous avons été reçus par un cardinal. Nous étions debout en cercle tandis que celui-ci parlait, et il était pour nous si impressionnant que nous avions tendance à reculer. Mais plus le cercle s’élargissait, plus l’Abbé Renard se rapprochait du cardinal !
Quand vint pour lui le moment de se retirer, il choisit d’aller à Montireau, à la commanderie des chevaliers de Notre Dame. Il conduisait fort vite, faisant par des petites routes sans gendarmes très rapidement les quarante kilomètres de Montireau à Chartres. Sa voiture étant confortable, on ne souffrait pas des accélérations dans les virages. Au retour d’un chapitre des chevaliers qui avait eu lieu en Allemagne, la voiture où il se trouvait – ce n’était pas lui qui conduisait – eut un accident, il en sortit diminué. Et puis il se reprit. Un jour qu’il s’apitoyait sur son sort, il se dit : « Eh bien non, je ne suis pas fichu ! » Et par un effort de volonté il retrouva entrain et dynamisme. Sa voiture retrouva les moyennes accoutumées, avec toujours la plaque de « grand invalide de guerre ».
Un jour ses anciens compagnons de camp se rendirent compte qu’il n’avait pas reçu de récompense pour ses faits de résistance et sa conduite exemplaire de fraternité pendant son séjour à Dora. Ils firent le nécessaire et le Père Renard fut d’un seul coup promu commandeur de la légion d’honneur.
Je dois dire qu’il m’a beaucoup marqué. Comme séminariste puis jeune prêtre, il fut pour moi un prêtre auquel je souhaitais ressembler.
Abbé Bernard Pellabeuf
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