Cardinal Journet : amission du pontificat
L’Eglise du Verbe Incarné, Desclée de Brouwer 1962, tome I, p. 625ss
Comment le pontificat, une fois validement possédé, peut-il se perdre ? Au plus, de deux manières.
- a) La première – au fond, nous l’allons voir, c’est l’unique manière – par évanouissement, par disparition du sujet lui-même : soit à la suite d’un évènement inévitable (la mort, ou cette espèce de mort que serait la perte irrémédiable de la raison), soit à la suite d’une libre renonciation au pontificat, comme celle de saint Célestin, « che fece… il gran rifiuto». Le pape était considéré comme démissionnaire, en certaines circonstances qui le mettaient dans l’impossibilité d’exercer ses pouvoirs : « Il semble qu’en ces temps-là, quand un évêque était écarté de son siège par une sentence capitale (mort, exil, relégation) ou par une mesure équivalente émanant de l’autorité séculière, le siège était considéré comme vacant. C’est dans ces conditions que l’Eglise romaine remplaça, au IIIe siècle, Pontien par Antéros, au VIe Silvère par Vigile, au VIIe Martin par Eugène. » L. Duchesne, Histoire ancienne de l’Eglise, t. III, p. 229, note 1.
- b) La seconde manière serait la déposition. Si déposition signifie, au sens propre, destitution par une juridiction supérieure, il est évident que le pape, ayant sur terre la plus haute juridiction spirituelle, ne pourra jamais, au sens propre, être déposé. Quand donc on parlera de déposition du pape, ce ne sera qu’au sens impropre. Deux cas sont ici à examiner.
D’abord le cas de la déposition d’un pape douteux. Mais le pape dont l’élection reste douteuse n’étant point pape, il est évident qu’il ne s’agit pas alors, à proprement parler, d’une déposition de pape.
Ensuite le cas très débattu du pape hérétique.
Pour bien des théologiens, l’assistance que Jésus a promise aux successeurs de Pierre les empêchera non seulement d’enseigner publiquement l’hérésie, mais encore de tomber, comme personnes privées, dans l’hérésie. Il n’y a pas, dès lors, à introduire de débat sur la déposition éventuelle d’un pape hérétique. La question est tranchée d’avance. Saint Bellarmin, De romano pontifice, lib II, cap. XXX, tenait déjà cette thèse pour probable et facile à défendre. Elle était pourtant moins répandue de son temps qu’aujourd’hui. Elle a gagné du terrain à cause, en bonne partie, du progrès des études historiques, qui a montré que ce qu’on imputait à certains papes, tes Vigile, Libère, Honorius, comme une faute privée d’hérésie, n’était au vrai rien de plus qu’un manque de zèle et de courage à proclamer, et surtout à préciser, en certaines heures difficiles, la vraie doctrine.
Néanmoins, de nombreux et bons théologiens du XVIe et du XVIIe siècle ont admis qu’il fût possible que le pape tombât, en son privé, dans le péché d’hérésie, non seulement occulte mais même manifeste.
Les uns, comme saint Bellarmin, Suarez, ont alors estimé que le pape, en se retranchant lui-même de l’Eglise, était « ipso facto » déposé, papa hereticus est depositus. Il semble que l’hérésie soit considérée par ces théologiens comme une sorte de suicide moral, supprimant le sujet même de la papauté. Nous revenons ainsi sans peine à la toute première manière dont nous avons dit que le pontificat pouvait se perdre.
Les autres, comme Cajetan, Jean de Saint Thomas, dont l’analyse nous paraît plus pénétrante, ont estimé que, même après un péché manifeste d’hérésie, le pape n’était pas encore déposé, mais qu’il devait l’être par l’Eglise, papa hereticus non est depositus sed deponendus. Cependant, ont-ils ajouté, l’Eglise n’est pas, pour autant, supérieure au pape. Et ils ont recouru, pour le montrer, à une explication de même nature que celles dont nous avons usé dans l’excursus IV1. Ils font remarquer d’une part que, de droit divin, l’Eglise doit être unie au pape comme le corps à la tête ; d’autre part que, de droit divin, celui qui se manifeste hérétique doit être évité après un ou deux avertissements (Tit., III, 10). Il y a donc une antinomie absolue entre le fait d’être pape et le fait de persévérer dans l’hérésie après un ou deux avertissements. L’action de l’Eglise est simplement déclarative, elle manifeste qu’il y a péché incorrigible d’hérésie ; alors l’autorité autoritative de Dieu s’exerce pour disjoindre la papauté d’un sujet qui, persistant dans l’hérésie après admonition, devient, en droit divin, inapte à la détenir plus longtemps. En vertu donc de l’Ecriture, l’Eglise désigne et Dieu dépose. Dieu agit avec l’Eglise, dit Jean de Saint Thomas, un peu comme agirait un pape qui déciderait d’attacher des indulgences à la visite de certains lieux de pèlerinage, mais laisserait à un ministre le soin de désigner quels seront ces lieux, II-II, qu. 1 ; disp. 2, a. 3n° 29, t. VII, p. 264. L’explication de Cajetan et de Jean de Saint Thomas – ce n’est plus l’hypothèse d’un pape douteux qui servait à éclairer les agissements du Concile de Constance – nous ramène, à son tour, au cas d’un sujet qui, à partir d’un certain moment, commence à devenir, en droit divin, incapable de détenir davantage le privilège de la papauté. Elle est réductible, elle aussi, à l’amission du pontificat par défaut du sujet. C’est bien, en effet, le cas fondamental, dont les autres ne représenteront que des variantes.
Dans une étude de la Revue Thomiste, 1900, p. 631, Lettre de Savonarole aux princes chrétiens pour la réunion d’un concile, le Père Hurtaud, O.P., a plaidé avec profondeur la cause toujours ouverte des Piagnoni. Il se réfère à l’explication des théologiens romains antérieurs à Cajetan, suivant laquelle un pape tombé dans l’hérésie serait du fait même déposé : le concile n’aurait qu’à constater le fait d’hérésie et à signifier à l’Eglise que celui qui fut pape est déchu de la primauté. Savonarole, dit-il, regardait Alexandre VI comme ayant perdu la foi : « Le Seigneur, irrité de cette intolérable corruption, depuis quelque temps déjà, a permis que l’Eglise fût sans pasteur. Car je vous atteste au nom de Dieu que cet Alexandre VI n’est point pape et d’aucune façon ne peut l’être. Car, outre le crime exécrable de simonie, par lequel il a dérobé la tiare par un marché sacrilège, et par lequel chaque jour il met aux enchères et confère aux plus offrants les bénéfices ecclésiastiques, outre ses autres vices connus de tous, que je passerai sous silence, voici ce que je déclare en premier lieu, ce que j’affirme en toute certitude, cet homme n’est pas chrétien, il ne croit même plus qu’il y ait un Dieu, il passe les dernières limites de l’infidélité et de l’impiété. » (Lettre à l’Empereur.)1 Appuyé sur les autorités doctrinales invoquées par les théologiens romains, Savonarole voulait réunir le concile, non pas qu’il mît, avec les gallicans, le concile au-dessus du pape – en doctrine et en droit les Lettres aux Princes sont inattaquables – mais pour que le concile, devant lequel il prouverait son accusation, déclarât l’hérésie d’Alexandre VI en tant que personne privée. « Les actes de Savonarole, conclut le Père Hurtaud, ses paroles – et la plupart de ses paroles sont des actes – demandent à être examinées en détail. Il faut peser chacun de ses mots, n’omettre aucune circonstance de ses actions. Car ce Frate est un maître de la doctrine. Non seulement il la sait mais encore il en vit. Rien, dans sa conduite, n’est laissé au hasard ou au caprice de l’heure. Comme mobile de chacune de ses déterminations, il y a un principe de théologie ou de droit. Ne le jugez point par des lois générales, il ne se dirige que par des principes exceptionnels. Par où nous n’entendons point dire qu’il se mette en dehors ou au-dessus du droit commun. Non. Les règles dont il se réclame sont admises des meilleurs docteurs catholiques ; elles n’ont d’exceptionnel que les circonstances et les faits qu’elles commandent en droit – et qui les conditionnent dans leur application. »
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