Abstraction, universaux, analogie : trois notions philosophiques importantes
On se propose dans cet article de montrer qu’il est possible de parler de notions complexes de façon simple, à la portée même de très jeunes gens, même au risque aussi d’une certaine mutilation. Les trois questions qui vont être abordées sont capitales, spécialement dans les débats contemporains. De plus, les explications sur l’abstraction, les universaux et l’analogie sont complémentaires dans une philosophie réaliste, celle dont l’Eglise préfère se servir pour exprimer ses convictions.
L’abstraction
Premier exemple
Figurez-vous que Pierre et Ali se sont rencontrés sur internet. Les parents de Pierre, qui habite en France, ont invité Ali, qui vit à Ouargla, en plein Sahara. Dés le premier jour, on fait visiter la petite ville à Ali. Le chemin passe d’abord au dessus d’une route, puis sous une voie ferrée, enfin franchit la rivière : de ce pont, on voit l’autoroute qui enjambe d’un coup la route, la rivière et la voie ferrée. Tout cela intéresse beaucoup Ali, qui finit par demander :
- Comment appelez-vous ces choses qui vont d’un côté à l’autre par dessus ?
- Quoi ?
- Eh bien oui, on était d’un côté de la route, et on est passé par dessus jusqu’à l’autre côté ; et puis les trains venaient d’un côté et par dessus nous allaient de l’autre côté ; et pareil pour la rivière : comment-appelle-t-on ces passages ?
- Mais ce sont des ponts ! Tu ne savais pas ?
- Je ne connaissais pas ce mot, parce que chez nous il n’y en a pas !
Cette petite histoire nous montre qu’Ali, qui n’avait jamais vu de pont et ne connaissait pas le mot, a pu remarquer les ressemblances entre tous ces objets nouveaux pour lui, et s’en faire une idée générale. Une telle idée s’appelle un concept et est produite par un procédé qu’on appelle abstraction.
Le mot « concept » a la même racine que « recevoir », et le préfixe indique un rassemblement. Un concept est donc une sorte d’idée qu’on produit en rassemblant des perceptions fournies par nos sens ou nos expériences de vie.
Le mot « abstraction » a la même racine que « traction » qui dérive du mot latin signifiant « tirer ». Le préfixe « abs » indique une séparation. L’abstraction est donc une activité de l’intelligence qui tire des réalités perçues et expérimentées un certain nombre de caractéristiques communes en vue de les regrouper en un concept.
Dans la pratique, nos abstractions sont très souvent guidées par le vocabulaire : nous apprenons les mots en même temps que nous faisons l’expérience des objets qu’ils désignent. Il faudra donc se demander si nos mots et nos concepts sont bien adaptés à la réalité ou bien si notre capacité d’abstraction est arbitraire.
Deuxième exemple
Mais après les aventures de Pierre et d’Ali, suivons celles de Yug. C’est un personnage de Guy de Larigaudie, qui a raconté l’histoire d’un garçon de la préhistoire qui voyage jusqu’en Afrique. Mais commençons par imaginer qu’il ait vécu dans un endroit où ne poussaient comme arbres que des conifères. Il avait donc un concept d’arbre, dans lequel n’entrait pas l’existence de feuilles, mais seulement l’existence d’aiguilles.
Cependant, dés le début de son voyage, il découvre les feuillus. Il va avoir ainsi deux concepts : celui des arbres à aiguilles, et celui des arbres à feuilles. Très probablement il va finir par se constituer un concept plus général d’arbre, où il importe peu que la respiration se fasse par des aiguilles ou par des feuilles. Et ainsi, quand il arrive dans des contrées du Sud, il n’a pas de mal à ranger les palmiers parmi les êtres relevant de son concept d’arbre, qu’ils viennent perfectionner.
On voit ainsi qu’il peut y avoir plusieurs sortes de mots abstraits : il y a les mots que les grammairiens appellent « abstraits », et ceux que les philosophes disent « abstraits », et ce ne sont pas forcément les mêmes. Donc la grammaire nous a enseigné qu’il y a des mots concrets et des mots abstraits, mais en philosophie on envisage les choses un peu différemment. Ainsi pour les grammairiens, le mot « arbre » est considéré comme concret : il désigne des réalités perceptibles par les cinq sens. Mais dans la phrase « l’arbre est un végétal », le philosophe considère le mot « arbre » comme un mot abstrait, car là il ne désigne aucune réalité particulière, il désigne en général tous les êtres répondant aux caractéristiques du concept d’arbre.
Cependant dans l’expression « la vie des végétaux », le mot « vie » vient d’une abstraction d’un type différent de celle qui conduit au concept d’arbre. Celui-ci vient de l’expérience de réalités perceptibles, tandis que le concept de vie vient de l’examen de caractéristiques internes aux réalités perceptibles. L’abstraction qui aboutit au concept d’arbre nous mène à un concept qui s’applique à des réalités perceptibles. Au contraire, l’abstraction qui conduit au concept de vie produit un concept qui s’applique à des caractéristiques de certaines réalités perceptibles, mais pas à ces réalités elles-mêmes.
Enfin des mots comme « liberté » sont totalement abstraits, venant non de l’examen de réalités perceptibles extérieurement, mais de la pensée de dispositions internes à l’âme.
Au total on voit que sans les concepts il n’y a pas de pensée possible, mais que les concepts ne peuvent s’exprimer que par des mots : ainsi l’apprentissage du vocabulaire est très important pour l’élaboration de la pensée. Et la pensée ne sera juste que si le vocabulaire correspond avec justesse à la réalité.
Les universaux
Nous voici armés pour aborder une question que nous n’avons fait qu’entrevoir : nos idées ou nos concepts sont-ils adéquats à la réalité, ou bien sont-ils complètement arbitraires ? Comme ces concepts ou idées désignent universellement des catégories de réalités, on les appelle des universaux.
Reprenons l’exemple des ponts. Là, on peut considérer que le concept correspond parfaitement à la réalité, car les ponts sont des réalités artificielles, c'est-à-dire qu’étant le fruit de l’activité humaine, ils ont d’abord été pensés et ensuite seulement construits. Le premier homme qui a posé un rondin en travers d’un cours d’eau pour aller plus facilement à son champ par exemple, a d’abord eu en lui l’idée, puis il l’a réalisée. En gros, on peut dire que nos concepts des objets artificiels correspondent bien aux réalités auxquelles ils nous permettent de penser.
Mais dés que nous envisageons les concepts des réalités naturelles, comme le concept d’arbre, on doit se demander s’ils sont bien adaptés aux réalités. Ainsi, il n’est pas inutile de se demander ce qui différencie les arbres des herbes. N’y a-t-il pas un concept d’arbuste qui fait le lien entre les deux concepts d’arbre et d’herbe ? Alors, dans nos classifications, où commence l’arbre et où finit l’arbuste ? Où commence l’arbuste et où finit l’herbe ? On peut bien sûr observer qu’un arbre devient rigide sans être en train de mourir, tandis que si une herbe durcit, c’est que la partie dure a terminé son office et va disparaître. Ainsi un bonzaï de vingt centimètres est un arbre, tandis qu’un pied de sorgho de six mètres est une herbe. Toutefois on voit à cet exemple qu’un effort est nécessaire pour faire la différence entre les concepts, et que le résultat de cet effort n’est jamais parfaitement satisfaisant ; les fougères, par exemple, se répartissent en espèces plutôt du côté des herbes, et en espèces arborescentes.
La question se pose donc bien de savoir si nos universaux « découpent » la réalité de façon correcte ou bien de façon arbitraire. Ainsi nous avons les concepts de minéral, de végétal et d’animal ; mais les sciences nous montrent que les limites entre ces ordres de réalités sont très difficiles à établir et que pour certains êtres on est bien embarrassé pour savoir où les classer. Derrière cette question il y a un enjeu énorme : notre capacité d’abstraction est-elle fiable, ses résultats nous conduisent-ils à une véritable connaissance ou seulement à des illusions ? Et, au-delà, y a-t-il une vérité ?
A ce problème on a proposé trois types de solutions : le nominalisme, l’idéalisme et le réalisme.
Pour le nominalisme, les concepts ne correspondent qu’à des noms. Ils n’ont pas de rapport avec la réalité, celle-ci est inconnaissable et par suite il n’y a pas de vérité. Les noms n’existent que pour nous-mêmes, pour les commodités de la vie. On voit tout de suite les difficultés que soulève cette théorie : d’où vient que nous puissions nous transmettre une science qui permet des réalisations techniques perfectionnées ? Si nos connaissances n’avaient aucun rapport avec la réalité, elles ne seraient pas utilisables de façon pratique. Malgré cette objection, cette théorie née au quatorzième siècle avec Guillaume d’Ockham a toujours des adeptes. Par exemple les partisans de la théorie du genre disent que nos concepts de masculin et de féminin ne nous disent rien d’essentiel sur l’humanité, et que celle-ci est à construire : s’il n’y a pas de nature humaine connaissable, il n’y a pas de norme morale valable pour tous et chacun peut se réaliser comme il lui plaît.
Avec l’idéalisme, on a tout l’opposé : nos universaux correspondent à des idées absolues, qui existent « quelque part » : n’imaginons pas pour les idées un lieu physique comme celui où nous nous mouvons, ni un lieu spirituel comme l’enfer ou le purgatoire, ni un lieu géométrique, mais simplement un lieu idéel, autre que tous les lieux que nous pouvons connaître par ailleurs. Pour Platon, qui vivait quatre siècles avant le Christ, notre âme a contemplé ces idées avant de « tomber » dans le corps, celui-ci provoque une sorte d’opacité de la connaissance, mais les êtres matériels, qui nous sont présentés par les sens, sont en fait des réalisations particulières des idées qu’ils nous aident à nous remémorer. Pour Descartes, qui est chrétien, il n’y a pas de préexistence de l’âme avant la vie sur terre, mais il établit une telle séparation entre l’âme et le corps qu’il n’accorde aux perceptions des sens que la valeur d’un accès aux idées innées. A l’extrême, on a imaginé que les idées pouvaient avoir une vie propre ; ainsi Victor Hugo en se livrant au spiritisme, pensait écrire sous la dictée de la Liberté en personne – mais celle-ci a exactement le même style que l’écrivain…
Il reste enfin le réalisme, qui reconnaît les difficultés des rapports entre les universaux et la réalité, mais considère que l’abstraction fournit des concepts ayant un fondement dans la réalité, ce qui explique que nos connaissances soient utiles. Cette théorie mise au point par Aristote, un disciple de Platon, a été reprise au treizième siècle par Saint Thomas d’Aquin, et l’Eglise reconnaît en elle le meilleur outil pour exprimer sa doctrine. Mais Saint Thomas d’Aquin, tout en utilisant l’outil philosophique d’Aristote, reste un disciple de Saint Augustin, vivant au cinquième siècle, qui lui, utilisait l’outil de Platon ; et pour Saint Thomas, il y a des idées en Dieu. Il reste vrai, même si les contours de nos concepts sont imprécis, qu’un minéral n’est pas un végétal, et qu’un végétal n’est pas un animal, et au final nos connaissances rejoignent la sagesse créatrice de Dieu.
L’analogie
On aborde là une caractéristique de notre connaissance, fondée sur les ressemblances des êtres entre eux et des concepts que nous en avons.
On sait qu’il y a des mots équivoques, c'est-à-dire qui ont plusieurs sens : un mot équivoque évoque de façon égale plusieurs sens, parmi lesquels on ne peut pas choisir sans contexte. Ainsi le mot « rame » peut désigner un outil comme une pagaie, ou une perche pour faire grimper les haricots, ou une pile de papiers de même format, ou une suite de wagons reliés entre eux. Il n’y a aucun rapport entre les différentes significations des mots équivoques, simplement on a un seul mot pour parler de différentes réalités.
Il y a aussi des mots univoques, c'est-à-dire qui n’appellent qu’un seul sens, ne désignent qu’une seule réalité. Ainsi l’expression « le président de la république » est heureusement univoque : il n’y en a qu’un comme ça.
Mais Aristote avait bien vu que certains mots, sans être univoques, avaient des significations proches les unes des autres. Prenons l’exemple du bon ou du bien (substantiver un adjectif ou l’adverbe qui y correspond revient au même) : pour un enfant, ce qui est bon ce sont les bonbons, comme leur nom l’indique ; pour un architecte, ce qui est bon ce sera tel ou tel type de matériau selon le genre de construction, et pour Monsieur Eifel c’étaient les poutres métalliques qui étaient bonnes ; pour un médecin ce qui est bon c’est ce qui favorise ou rétablit la santé ; pour un moraliste, ce qui est bon est ce qui est conforme à l’être de celui qui agit (encore que certains diront que le bien moral est ce qui doit être accompli indépendamment de l’être). On voit que ce mot « bon » a des sens divers, mais qui ne sont pas sans rapport entre eux, et entre lesquels on peut établir une gradation. Il s’agit dans tous les cas d’une sorte d’utilité plus ou moins grande, depuis le simple plaisir des sens et le bien du corps jusqu’au bien spirituel de l’homme. Ainsi on voit que sur la base de tous ces sens du mot « bon », on peut dire que Dieu lui-même est bon : Il l’est d’une façon différente des autres êtres, mais dire qu’Il est bon nous permet de parler de façon juste de Lui bien qu’on ne puisse pas déterminer la nature de sa bonté comme on le peut pour les autres êtres. Sans l’analogie, la théologie ne serait qu’un vain verbiage, car sans elle on ne saurait parler des réalités spirituelles avec des mots et des concepts tirés de l’expérience sensible.
Pour être un peu plus complet, on peut rappeler l’exemple d’Aristote qui est celui de la santé : on peut parler de quelque chose de sain parce qu’il est en bonne santé ou parce qu’il procure cette bonne santé.
Cette doctrine de l’analogie est particulièrement féconde pour la réflexion et elle est trop peu utilisée. Par exemple si nous avons vu une affinité entre la théorie du gender et le nominalisme, on voit qu’on peut résoudre le problème par l’analogie : la nature humaine est une, mais se réalise de façon analogue entre l’homme et la femme – ce qui est une bien meilleure approche que celle du Moyen-Âge ou l’on parlait de « defectus naturae » (défaut de la nature) à propos de la femme : on voulait voir en celle-ci une moindre réalisation de la nature humaine !
De même on peut voir un lien entre l’analogie et l’équité. On distingue en effet la justice, qui s’applique uniformément et comme univoquement à tous, de l’équité, qui permet d’appliquer la loi à chacun selon ce qu’il est : on peut donc dire que l’équité est une application analogue de la loi.
Enfin signalons que beaucoup des querelles qui agitent l’Eglise aujourd’hui seraient résolues si l’on se souvenait davantage de l’analogie. Ainsi pour l’appartenance à l’Eglise : les uns la voient de façon équivoque, et on pourrait selon eux appartenir à l’Eglise à peu près quelque soit la foi qu’on professe ; d’autres la voient de façon univoque, et si l’on n’est pas baptisé, soumis au Saint-Père (et surtout à jour de son denier du culte), on ne ferait pas partie de l’Eglise. La vérité est qu’il y a des façons diverses d’appartenir à l’Eglise, certaines étant plus parfaites que d’autres, ce qui ne réduit pas à rien les façons moins parfaites.
Au terme de cet exposé, on n’a certes pas démontré que des enfants de treize ans peuvent absorber tout ce qu’il contient, mais sans doute montre-t-il qu’il est possible de commencer à parler de philosophie beaucoup plus tôt qu’on le fait généralement. D’avance merci à ceux qui m’aideront à l’améliorer.
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